dimanche 6 avril 2014

La part du lion

Pomeroy n'est pas un vignoble de Bourgogne. C'est un village paumé de la municipalité de Msinga, province du Kwa-Zulu Natal, Afrique du Sud. Solomon Linda y naquit dans une famille pauvre en 1900. Il chantait avec ses copains dans les mariages, des chansons dans le style à la mode de l'époque, l'isicathamiya (n'essayez pas de le prononcer), un chant a cappella syncopé repris beaucoup plus tard par Ladysmith Black Mombaso. Ladysmith est un patelin du coin d'ailleurs.

Solomon partit chercher du travail à Johannesbourg en 1931. Il chantait toujours, dans une chorale qui s'appelait Evening Birds. Lorsque la chorale se sépara, il fonda un groupe du même nom avec ses potes, tous originaires de Pomeroy. Ils avaient belle allure avec leurs costards rayés et leurs chapeaux, et un certain succès. Solomon Linda était le compositeur et le soprano (le plus grand sur la photo).

Eric Gallo, un immigrant italien, avait fondé à JoBurg le seul studio d'enregistrement au sud du Sahara. Il repéra les Evening Birds et leur fit enregistrer plusieurs morceaux en 1939, dont l'un, improvisé dit-on, s'appelait Mbube.

Le 78 tours de Mbube fut le premier à vendre plus de 100.000 exemplaires en Afrique.
Sa renommée parvint jusqu'en Europe, puis jusqu'aux oreilles d'Alain Lomax, le "légendaire" historien de la musique populaire (ses archives ont été mises en ligne récemment), qui le fit écouter au non moins légendaire folk singer Pete Seeger, toujours sur les bons plans (voir ce blog : We Shall Overcome).

Pete Seeger entendit "Wimoweh" à a place de "Uyimbube" dans la version originale, et enregistra le morceau sous ce titre avec son groupe The Weavers, en 1952. Le disque mentionnait comme compositeur "Paul Campbell", un pseudonyme des Weavers.

La même année, dans la jungle terrible jungle de la production musicale, Solomon Linda céda le copywright de Mbube à Eric Gallo contre dix schillings (environ cinquante centimes d'euros d'aujourd'hui) et un emploi pour laver le parterre et servir le thé dans les entrepôts du studio.

Ca la fout mal pour Pete Seeger, gauchiste, ami des pauvres. Dans les années 2000, il a déclaré "je n'ai pas réalisé ce qui se passait, et je le regrette. J'ai toujours laissé de l'argent aux autres. J'ai été plutôt stupide." Plus tard il a affirmé avoir exigé de ses producteurs que Linda soit payé, et avoir personnellement adressé un chèque de mille dollars.

Wimoweh atteignit le Top 20 aux Etats-Unis. En 1959, le Kingston Trio enregistra une nouvelle version qui créditait la composition à Linda-Campbell. Enfin, en 1961, les producteurs Hugo & Luigi demandèrent à George David Weiss d'écrire des paroles pour Wimoweh.

Quelqu'un devait quand même se souvenir que Mbube signifie "le lion" en zoulou, puisque Weiss écrivit "The Lion Sleeps Tonight" pour les Tokens, qui devint le succès phénoménal que l'on connaît (et à mon avis la meilleure version à ce jour).

Au cours des deux années qui suivirent, plus de 150 "covers" furent enregistrées dans le monde, du Japon à la Finlande. Solomon Linda avait de nouveau disparu des crédits. Henri Salvador en personne écrivit les paroles en français dès 1962 pour "Le lion est mort ce soir". Et c'est ainsi que le lion est mort pendant son sommeil.

Pendant ce temps, les huit enfants de Solomon Linda subsistaient (ou pas) de porridge et de bouillon de pattes de poules. Deux d'entre eux moururent de malnutrition. Solomon lui-même mourut en 1962 d'une maladie des reins, avec l'équivalent de 22 dollars sur son compte en banque. Sa femme n'eut pas les moyens de lui payer une pierre tombale.

Et tout resta ainsi dans le meilleur des mondes possibles, durant trente ans.
En 1990 à l'expiration du copyright initial sur The Lion, George Weiss alla en justice pour récupérer l'intégralité des droits, face à divers producteurs. Au cours des débats, il apparut que Wimoweh n'avait pas été composée par Paul Campbell, puisqu'il était fictif, et que ce n'était pas non plus une chanson traditionnelle appartenant au domaine public, mais qu'elle avait bien un auteur. Weiss déclara qu'il avait toujours veillé à ce que la famille de Solomon Linda reçoive une part équitable (ah bon ?).

Le 1er janvier 1992, une cour d'arbitrage statua que les droits revenaient à Weiss, qui devait reverser 10% des royalties aux ayants-droit de Linda, juste au moment où le Lion allait être de nouveau propulsé dans une autre dimension grâce à Disney avec Le Roi Lion.

Si nous savons tout cela,  c'est grâce à Rian Malan, un journaliste sud-africain au coeur pur (qui a été appelé "le Hunter S. Thompson d'Afrique du Sud"), qui commença à s'intéresser à l'affaire dans les années 90. Il interviewa certains protagonistes, puis rendit visite aux filles survivantes de Solomon Linda à Soweto : Fildah, Elisabeth, Delphi et Adelaïde.

En rassemblant les papiers de la famille, il parvint à établir qu'elles avaient dû recevoir autour de 12.000 dollars en tout depuis 1991. C'était toujours la misère. Les quatre filles de Solomon vivaient dans une cabane avec une dizaine d'autres personnes, dont la plupart dormaient à même le sol ; la plus jeune, Adelaïde, tremblait de fièvre avec une infection qu'elle ne pouvait pas soigner faute d'argent. Rian Malan fit de son mieux pour expliquer toute l'histoire de ces inconnus américains qui s'étaient partagé le magot, leur apporta un tas de documents légaux incompréhensibles, et finalement leur donna une lettre dans laquelle George Weiss lui assurait que ses subordonnés déposaient la part "correcte et équitable" des bénéfices sur le compte de leur mère, "Mme Linda". Seul contretemps : elle était morte et enterrée depuis dix ans.

Rian Malan
Puis Rian Malan rentra chez lui et continua de faire son métier, ce qui aboutit à la parution, en 2000, d'un énorme et passionnant article en quatre parties, sous le titre "In the jungle", qui est reproduit ici.

Alors que l'article était sous presse, suivant l'expression consacrée, il reçut un appel des filles Linda, dans un état "de jubilation quasi-hystérique". Les deux premiers chèques pour un montant total de 12.000 dollars étaient arrivés à la banque.

L'article fit de Solomon Linda une cause célèbre : les reporters du monde entier affluèrent à la petite maison de Soweto. La BBC finança un documentaire sur son histoire. Le ministère de la culture sud-africain mit en place une task force... Un jeune avocat afrikaner du nom de Hanro Friedrich consacra bénévolement des milliers d'heures à reconstituer le parcours légal des droits d'auteur. Devant tant d'agitation, le PDG de Johnnic Entertainment, maison mère de Gallo Records, finit par annoncer en 2002 que sa société allait prendre en charge gratuitement la gestion des affaires des filles Linda, et placer à leur service le plus éminent spécialiste des droits d'auteur du pays.

Eminent en effet était le Dr Owen Dean, qui obtint en 2006 un arrangement (settlement) pour la reconnaissance des droits d'auteur de Solomon Linda et le paiement des royalties rétroactivement depuis 1987 "for an undisclosed amount", ainsi que le paiement des droits à venir. Les "experts de l'industrie" estiment que les droits pourraient valoir au moins quinze millions de dollars.




Sources : 
Livre : The Lion Sleeps Tonight and other stories of Africa. Rian Malan, Grove Press, 2012, 368 p.
Film : A Lion's Trail  South Africa 2002, 54 min.
by François Verster
http://longform.org/stories/in-the-jungle-rian-malan
http://performingsongwriter.com/lion-sleeps-tonight/
Afrik.com : la vengeance du lion 2004
http://www.npr.org/blogs/therecord/2012/03/28/148915022/alan-lomaxs-massive-archive-goes-online
http://research.culturalequity.org/home-audio.jsp
La plainte de Owen Dean, cabinet Spoor & Fisher
BBC : Disney settles Lion song dispute 16/02/2006