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samedi 31 janvier 2015

Lettre à Camille et Rénald Luzier

Je n'arrive plus à me souvenir de l'année où j'ai découvert un dessin signé Luz. C'était une suite de six vignettes, où une fille voilée en plan fixe monologuait, en substance : "Si je porte le voile ce n'est pas par soumission, c'est mon choix, c'est pour me mettre à l'abri des regards concupiscents..." Au fur et à mesure, la fille s'énervait toute seule : "... des pensées impures de tous ces connards de peine-à-jouir D'ISLAMISTES DE MEEERDE !!!!!" finissait-elle en braillant. Sur la dernière vignette, on la voyait de loin, avec des barbus qui arrivaient de chaque côté de l'image avec une pierre à la main, et elle disait en tout petit : "fuck".

Vous vous doutez que je n'ai pas réussi à retrouver cette planche, ayant changé plusieurs fois d'ordinateur, sinon je n'aurais pas essayé tant bien que mal de la décrire. Elle n'est pas perdue, elle est quelque part sur un disque dur de sauvegarde que je n'ai pas sous la main. Elle me plaisait tellement que je voulais la montrer à tout le monde. A l'époque, on n'avait pas tous les outils pour lire les pdf, il n'y avait pas facebook et tout ça, j'avais fait passer l'image au format word en 21/27 pour l'envoyer par mail à tous mes amis. J'avais écrit : Luz élu meilleur dessinateur du monde par un jury international composé de moi-même. L'une de mes amies journalistes m'avait répondu : "Je connais Luz, c'est un jeune sympa, je lui ai transféré ton mail et il dit que merci beaucoup." J'étais ravie. 

 Depuis je passe mon temps à essayer de raconter des dessins de Luz aux gens (je sais, ça ne marche pas du tout). En 2006, pas moyen de mettre la main sur le numéro spécial blasphème de Charlie, vite épuisé. A force de supplications, j'ai fini par me le faire prêter par un client dans un bistro. En lisant l'histoire de quatre pages de Luz, j'ai tellement pleuré de rire que je suis tombée de mon tabouret. Tout ça pour dire que les dessinateurs de Charlie, et parmi eux Luz mon préféré, sont pour moi comme une famille éloignée, des cousins qui seraient très cools. Je ne vais pas parler aux morts, ça ne sert à rien. Ils ne sont ni en enfer ni au paradis, ils sont dans l'histoire de France des pornographes, libertins, athées et blasphémateurs qui commence avec Rabelais, et qui n'est pas finie. Je m'inquiète plutôt pour les vivants.

Aujourd'hui j'ai lu sur le site de Brain Magazine le papier de Camille, la femme de Luz, et je ne sais pas quoi faire. Je voudrais leur envoyer des fleurs, des chocolats, une bouteille de whisky pour les réconforter. Camille, vous permettez que je vous appelle Camille ? Ne lisez plus la presse, encore moins les blogs comme celui-ci où n'importe quel clampin peut dire n'importe quoi, et surtout pas le Plus du Nouvel Obs ! C'est de la merde ! Tout le monde a le droit de s'exprimer, mais personne n'est (encore) obligé d'écouter. Eteignez votre ordinateur. Faites une pause. Il y a littéralement 174 millions de liens pour "Charlie Hebdo" sur google. Vous n'allez pas les lire tous, encore moins les réfuter. Ce n'est plus un débat, c'est du bruit. Vous avez besoin de silence. Mettez-vous à l'abri. Laissez passer le cyclone de connerie. 

Oui il y a des cons partout, oui c'est dans l'adversité qu'on reconnaît ses vrais amis. Ce sont des poncifs éculés, mais on est quand même décontenancé quand on en fait l'expérience directe. Beaucoup de gens ont des convictions mais pas de réflexion. Ils ont une espèce de marmelade d'idées dans la tête. Ils ne manipulent pas des concepts, ce sont les concepts qui les manipulent. Il y a beaucoup de soi-disant intellectuels qui se blesseraient avec le rasoir d'Occam. Il y en a autant à gauche qu'à droite, et encore plus chez les féministes, à mon avis.

Je pense à Romain Gary, je vais vous dire pourquoi. Je suis un peu spécialiste de Romain Gary, sa vie et son oeuvre, comme on dit. En 1995, j'avais lu le livre de Nancy Houston, Tombeau de Romain Gary, et je l'avais trouvé stupide. Depuis, tout ce que j'ai lu d'elle m'a vaguement agacée, ça ne m'étonne pas qu'elle soit toujours à côté de la plaque. Romain Gary est un bel exemple de personnage intelligent, intègre et lucide que la vox populi a classé parmi les vieux cons réacs. Quand il disait "les noirs sont des salauds comme les autres, je ne suis pas raciste", évidemment ça ne plaisait pas à grand monde.

Dans Vie et mort d'Emile Ajar, il raconte pour être publié à titre posthume à quel point l'expérience d'Emile Ajar a démontré bien au-delà de ses soupçons la bêtise, la futilité et la paresse des critiques et des commentateurs littéraires. Mais il raconte aussi sa surprise d'avoir reçu des lettres de lecteurs anonymes, du fin fond de la France, qui l'avaient toujours lu avec attention, avec intelligence, avec amour, et qui bien sûr l'avaient tout de suite reconnu sous le pseudonyme d'Emile Ajar. Je pense à ce livre en pensant à vous. Il pourrait peut-être vous réconforter. Ou peut-être vous faire pleurer. Je ne sais pas. Comme je vous disais, je ne sais pas quoi faire. 

jeudi 10 juillet 2014

Le questionnaire de Proust

Marcel Proust à 15 ans par Nadar
C'est l'anniversaire de Marcel Proust. Il est né le 10 juillet 1871 dans une famille aisée du 16ème arrondissement de Paris. Comme chacun sait, le petit Marcel aimait se promener au jardin des Champs-Elysées. Il y fréquentait déjà du beau monde, notamment les soeurs Lucie et Antoinette Faure, dont le père Félix deviendrait plus tard président de la République.

D'après des sources peu fiables, il fut même question de mariage entre Marcel et Lucie Faure, projet mis à mal par la mort de Félix Faure dans des circonstances embarrassantes (on se souvient du mot de l'époque ; "Le président a-t-il toujours sa connaissance ? - Non, elle est sortie par l'escalier de service.")

En attendant, lorsqu'ils avaient treize ou quatorze ans, Antoinette Faure, la petite soeur, qui avait le même âge que Marcel, lui montra un album ramené d'Angleterre, intitulé « An Album to Record Thoughts, Feelings, &c ». Il y avait là-dedans un questionnaire, à la mode dans la bonne société victorienne, censé révéler à vos amis vos goûts et aspirations, l'ancêtre des tests psychologiques de Cosmo. Le questionnaire était en anglais, les enfants de la haute jactaient le rosbif à l'époque, ils devaient avoir des nurses anglaises. 

Quelques années plus tard, à 17 ans, Marcel Proust devance l'appel militaire et se retrouve au 76ème régiment d'Infanterie à Orléans. Là, il reprend le questionnaire, le modifie et ajoute des questions (tous les questionnaires en version anglaise ici). On peut voir les réponses, assez niaiseuses je trouve, de Proust sur Wikipedia.

Le manuscrit de ce questionnaire, intitulé "Marcel Proust par lui-même", fut retrouvé et vendu aux enchères en 2003, et publié par une maison d'édition un peu confidentielle. 

L'affaire en serait restée là sans Bernard Pivot, autre géant des lettres françaises, dans son genre. Animateur des émissions littéraires "Apostrophes" de 1975 à 1990, puis "Bouillon de culture" de 1990 à 2001, il pris l'habitude de soumettre les écrivains invités à ce qu'il appelle le questionnaire de Proust. 

En fait, en regardant bien, aucune des questions ne correspond à l'un ou l'autre des questionnaires auxquels Proust a répondu. Il s'agit donc plutôt du questionnaire de Pivot. Dans les archives de l'INA, un florilège de réponses à la question "Quel est votre juron ou blasphème préféré ?" 
  
La renommée et la carrière du questionnaire de Proust se transporta ensuite outre-atlantique. Les noctambules munis du câble connaissent peut-être l'excellente émission "Inside the Actor's Studio", qui fête ses 20 ans cette année, bon anniversaire également. James Lipton y interviouve des acteurs. Lipton est un fan de Bernard Pivot et soumet comme lui ses invités au Proust's Questionnaire, celui de Pivot. Quinze minutes de questionnaire ici sur youtube.

Le questionnaire de Proust fut ensuite repris par la magazine Vanity Fair, qui le soumet à une célébrité chaque mois en dernière page. Ce questionnaire se rapproche beaucoup plus du second questionnaire de Proust. Il a fait mes délices pendant vingt ans. Un recueil a été publié par son éditeur Condé Nast. Le voici en entier : 

1. What is your idea of perfect happiness?
2. What is your greatest fear?
3. What is the trait you most deplore in yourself?
4. What is the trait you most deplore in others?
5. Which living person do you most admire?
6. What is your greatest extravagance?
7. What is your current state of mind?
8. What do you consider the most overrated virtue?
9. On what occasion do you lie?
10. What do you most dislike about your appearance?
11. Which living person do you most despise?
12. What is the quality you most like in a man?
13. What is the quality you most like in a woman?
14. Which words or phrases do you most overuse?
15. What or who is the greatest love of your life?
16. When and where were you happiest?
17. Which talent would you most like to have?
18. If you could change one thing about yourself, what would it be?
19. What do you consider your greatest achievement?
20. If you were to die and come back as a person or a thing, what would it be?
21. Where would you most like to live?
22. What is your most treasured possession?
23. What do you regard as the lowest depth of misery?
24. What is your favorite occupation?
25. What is your most marked characteristic?
26. What do you most value in your friends?
27. Who are your favorite writers?
28. Who is your hero of fiction?
29. Which historical figure do you most identify with?
30. Who are your heroes in real life?
31. What are your favorite names?
32. What is it that you most dislike?
33. What is your greatest regret?
34. How would you like to die?
35. What is your motto?


Ma question préférée : what do you consider the most overrated virtue ? J'hésite depuis des années entre "Fitness", "Piety" et "Virginity"... 

Sur le site de Vanity Fair des tonnes de personnalités plus ou moins connues en France se prêtent à l'exercice. 

Ma réponse préférée, celle d'Emma Thompson : "What is the quality you most like in a man ? - Uxoriousness." (à vos dictionnaires !)



Des extraits des réponses remarquablement spirituelles (enfin, je trouve) de David Bowie : 
What is your idea of perfect happiness?
Reading.

What do you consider your greatest achievement?
Discovering morning.
What is your greatest fear?
Converting kilometers to miles.
What historical figure do you most identify with?
Santa Claus.
Which living person do you most admire?
Elvis.
What is the trait you most deplore in others?
Talent.
What is your favorite journey?
The road of artistic excess.
What do you regard as the lowest depth of misery?
Living in fear.
What is the quality you most like in a man?
The ability to return books.

mardi 20 août 2013

Anonymous et le masque

Je ne veux pas parler de l'association Anonymous, qui est un sujet fascinant très bien traité par le documentaire "We are Legion, the story of the Hacktivists". Pour ceux que ça intéresse, on le trouve très facilement sur internet, sous-titré en diverses langues.

Non, ce qui m'intrigue c'est le symbole d'Anonymous, le masque dit de Guy Fawkes. Pourquoi ce masque en plastique blanc, ce sourire interlope, cette moustache à la d'Artagnan ? Et qui est Guy Fawkes ?

L'histoire commence le 5 novembre 1605, lorsque Guy Fawkes est arrêté dans les sous-sols de la chambre des Lords, alors qu'il s'apprête à faire exploser 36 barrils de poudre.
Fawkes est loin d'être un révolutionnaire, c'est un fils de bourgeois protestants du Yorkshire, converti à un catholicisme homicide par son éducation à l'école Saint Peter de York, semblerait-il. Il s'engagea dans diverses armées catholiques et pourfendit les protestants aux Pays-Bas et en Espagne, avant de retourner en Angleterre pour ourdir l'assassinat du roi. Cet événement est connu dans l'histoire et la petite histoire anglaises sous le nom de "conspiration des poudres".

Au lieu de creuser un tunnel sous la chambre des Lords, ce qui est long et salissant, Fawkes et ses complices trouvèrent à louer une cave sous le bâtiment, comme c'est pratique. Fawkes étant l'expert en explosifs, c'est lui qui était dans la crypte avec la poudre. L'histoire ne dit pas s'il avait l'intention de survivre à l'explosion, ou s'il aurait plutôt dû être le patron des terroristes suicidaires : complot, guerre de religions, attentat, explosion, coup d'état... Ca me rappelle vaguement quelque chose, mais quoi ?

Après son arrestation, Fawkes fut abondamment torturé et condamné à mort. Il se tua en se jetant du haut de la plate-forme de l'échafaud plutôt que de subir sa condamnation à être "pendu, traîné puis écartelé".

Ce qui est sûr c'est que l'attentat (raté) de Guy Fawkes n'avait pas pour but d'instaurer la souveraineté populaire ou les lendemains qui chantent, mais de remettre sur le trône une dynastie papiste. Ceci dit, on comprend que l'idée de faire sauter toute la famille royale et une bonne partie de l'aristocratie d'un seul coup ait eu de quoi séduire quelques esprits tordus.

Guy Fawkes est devenu en Angleterre une sorte d'anti-héros folklorique. Tous les 5 novembre, la Guy Fawkes night, moitié carnaval, moitié Halloween, est une fête où les enfants promènent une effigie de Guy Fawkes en demandant "a penny for the Guy", que l'on brûle ensuite sur un bûcher, accompagné de feux d'artifice.

Pendant des siècles la fête a représenté un témoignage de loyauté envers la monarchie, une mise en garde du peuple contre l'ennemi intérieur, et aussi une manifestation férocement anti-catholique. Souvent l'effigie du pape était brûlée à la place de celle de Fawkes. A tel point que George Washington, alors commandant des forces américaines rebelles, interdit les Guy Fawkes nights par ordonnance du 5 novembre 1775, comme étant insultantes pour ses alliés canadiens.

Tout comme celle des mousquetaires, l'aventure de Guy Fawkes a inspiré de nombreux romans, chansons, poèmes et tableaux. Il est représenté avec un bouc, une moustache et un grand chapeau, ce qui était la mode de l'époque, et n'avait vraiment rien d'original, comme le montre le portrait de groupe ci-dessus.

Mais quittons le sanglant XVIIème siècle pour nous rendre en 1982 dans le Northamptonshire. Le génial et peu commode écrivain Alan Moore est en train de réfléchir à un scénario de bande dessinée pour le magazine Warrior, intitulé V. for Vendetta : dans un futur proche (1997 !), après une guerre nucléaire, le Royaume-Uni est un Etat policier dirigé par le parti Norsefire. V., un mystérieux révolutionnaire masqué, se dresse contre le gouvernement totalitaire.

Le dessinateur David Lloyd lui propose de faire de V. une réincarnation de Guy Fawkes ou quelqu'un qui adopte la personnalité de Fawkes. Son idée était, d'après son propre témoignage, de donner à V. l'apparence de l'effigie que l'on brûle pendant les Guy Fawkes nights.

Des costumes et masques de Guy Fawkes étaient vendus pour cette occasion dans les magasins de farces et attrapes, en même temps que les pétards et les feux d'artifice. Malheureusement c'était l'été, et David Lloyd n'en trouva nulle part, les magasins n'en avaient pas en stock avant le mois d'octobre. Lloyd dessina donc de mémoire une version stylisée du masque en question.

D'après lui le sourire est une sorte d'accident, il n'avait qu'un vague souvenir de ce à quoi le masque ressemblait, mais il se rappelait la moustache, ce qui lui suggéra cette espèce de sourire narquois.

26 épisodes de V. for Vendetta sont publiés dans le magazine Warrior de 1982 à 1985, date de la faillite de la publication. Entre temps Alan Moore avait été embauché par l'éditeur étazunien DC Comics, qui réédita et termina la série en couleurs à partir de 1988. La série a été publiée en français en 1989 et a gagné le prix du festival d'Angoulême du meilleur album étranger en 1990. Les droits sur la création originale appartiennent à Warner Brothers, propriétaire de DC Comics depuis 1969.

En 2006, la Warner produit une adaptation cinématographique de V. for Vendetta, écrite par les frères Wachowski, fameux scénaristes de Matrix. David Lloyd le trouve "merveilleux". Alan Moore le trouve "imbécile". Moore se fâche si fort avec Warner qu'il rompt toute collaboration avec DC Comics.

N'étant absolument pas fan de comics, et encore moins de films tirés de bandes dessinées, que je trouve en général d'une indigence intellectuelle pire que les films inspirés de roman, j'ai insisté pour voir ce film, l'année de sa sortie. Je m'en souviens très bien, j'étais à Madrid. J'avais lu une critique quelque part qui disait que le film n'était pas terrible, mais qu'il était "culturellement significatif". Significatif de quoi ? Ce n'était pas clair, mais cela m'avait suffisamment intriguée.

Je me souviens avoir trouvé le film plutôt pas mal (car je suis très bon public en fait, une fois assise dans la salle) sans être transcendant, esthétiquement très réussi (tu m'étonnes), et pas particulièrement intéressant. J'ignorais bien sûr tout ce qui s'était passé avant, sans parler de tout ce qui se passerait après... Boy ! Am I glad I have seen it now ! Et le critique qui a trouvé ce film "significatif" doit maintenant être vénéré par ses pairs comme un gourou !

Pendant ce temps, tout cela n'avait pas échappé aux merry hacksters d'Anonymous, fans de comics comme tous geeks qui se respectent, qui s'échangeaient des "memes" avec la figure de V. for Vendetta sur le forum 4chan. Lorsque Anonymous décida de lancer sa première grosse attaque à la fois sur internet et dans la vie réelle, c'était pour défendre youtube contre l'église de scientologie, en 2008.

Dans le film, une foule anonyme portant le costume de Fawkes représente le soulèvement de la population contre l'oppression.


C'est donc tout naturellement que le masque fut choisi par les manifestants venus protester devant les locaux de la scientologie dans tous les Etats-Unis, à l'appel de Anonymous. Le succès de la manifestation surprit les Anonymous, qui n'avaient jusque là aucune idée de combien de gens écoutaient leurs messages. C'est une belle histoire, qui est racontée en détails dans le film "We are Legion".

Comme d'habitude, the rest is history. Le masque est devenu le symbole de Anonymous, puis de Occupy Wall Street en 2011, puis de tout le monde protestant contre tout partout dans le monde.

Les auteurs Alan Moore et David Lloyd ont accueilli avec enthousiasme cette récupération, chacun dans leur style.

Alan Moore, dans son style anarchiste baroque inimitable (et intraduisible), a écrit en 2012 : "As for the ideas tentatively proposed in that dystopian fantasy thirty years ago, I'd be lying if I didn't admit that whatever usefulness they afford modern radicalism is very satisfying. In terms of a wildly uninformed guess at our political future, it feels something like V for validation."

Lloyd, qui montre dans les interviews une exubérance bon enfant, trouve tout ça "fantastique".
Il a rendu visite aux campeurs de Zucotti Park en 2011, à l'invitation d'auteurs de BD qui ont créé Occupy Comics, un groupe qui publie des comics inspirés par le mouvement Occupy. Deux numéros sont parus en 2012 sur internet, et le groupe s'enorgueillit de compter parmi ses membres à la fois David Lloyd et Alan Moore, ainsi que le monument vivant Art Spiegelman.

Encore une bien belle histoire. Mais moi, vous me connaissez, je suis pragmatique. Je voudrais aussi savoir d'où viennent les masques de Guy Fawkes.

Les ventes de masques de Guy Fawkes sont estimées à plus de 200.000 par an (seulement ceux qui sont fabriqués sous licence). Time Warner, la maison mère de Warner Bro., en tant que propriétaire des droits sur le design, encaisse une pourcentage sur chaque vente. L'ironie de la situation ne vous aura pas échappé.

Les masques sont fabriqués par Rubie's, la plus grosse entreprise de déguisements au monde. Rubie's est une société fondée en 1951 par Rubie and Tillie Beige (c'est leur nom) dans le Queens à New York sous le nom de Rubie's Candy Store, magasin de bombons et de farces et attrapes. C'est aujourd'hui une puissante multinationale qui appartient toujours à la famille Beige.

Déjà en 2011, Howard Beige (je ne m'en lasse pas) directeur exécutif de Rubie's, déclarait au New York Times vendre plus de 100.000 exemplaires par an de Guy Fawkes, comparé à environ 5000 exemplaires par an pour les autres masques. Il disait aussi que les masques étaient fabriqués "au Mexique et en Chine".

Hum, well, why not ? Tous les produits de consommation de masse sont fabriqués en Chine : les tours Eiffel en plastique, les bustes de Lincoln, les boules à neige du Taj Mahal. Les drapeaux à l'effigie de Che Guevara.

Nous savons déjà que les grossistes ne sont pas particulièrement adeptes de la transparence en ce qui concerne les conditions de fabrication de leurs produits. Et le reporter du NY Times n'a pas jugé opportun de poser la question à M. Beige.

Tout ce que j'ai trouvé sur internet est cette photo anonyme, elle aussi. Là encore, je vous laisse apprécier l'ironie.

Conclusion : le masque de Guy Fawkes est un symbole mondial de révolte populaire tiré d'un film à gros budget d'Hollywood, version abâtardie d'une bande dessinée britannique, elle même inspirée de très loin par une manifestation folklorique qui est le lointain souvenir d'un événement survenu en 1605. Ca c'est de l'histoire de la culture populaire...



Sources : 
Wikipédia, Wikimedia Commons
Interview de David Lloyd dans le International Business Times, 11 juin 2013
http://harpers.org/blog/2007/11/happy-counterterrorism-day/
http://www.findingdulcinea.com/news/on-this-day/November/Gunpowder-Plot-Foiled.html
Moore slams V. for Vendetta movie, Comic Book Resources, 23 mai 2005
Dozens of masked protesters blast Scientology Church, The Boston Globe, 11 février 2008
V for Vendetta and the rise of Anonymous, by Alan Moore, BBC news, 10 février 2012
Masked Protesters Aid Time Warner's Bottom Line, The New York Times, 28 août 2011
http://www.retail-merchandiser.com/index.php/reports/licensing-reports/676-rubies-costume-co-inc

dimanche 28 avril 2013

Playing with Jane


Les Français ont La princesse de Clèves, les Russes ont Anna Karénine, les Anglais ont Elizabeth Bennet, qui fête ses 200 ans cette année et ne s'est jamais aussi bien portée. C'est l'héroïne du roman de Jane Austen, Pride and Prejudice, en français Orgueil et préjugés.


Publié en 1813, donc, Pride and Prejudice est l'un des romans, je veux dire l'une des oeuvres littéraires* les plus célèbres est les plus vendues dans le monde. C'est la mère de toutes les batailles du roman d'amour : Lizzie, une jeune femme (relativement) pauvre mais belle et intelligente, Darcy, un jeune homme immensément riche, odieux et méprisant, ils se détestent avec passion, et à la fin ils s'aiment et ils se marient, vous voyez le tableau. Cependant il ne faut pas confondre Jane Austen avec Barbara Cartland, ça n'a rien à voir. La satire des moeurs et contraintes sociales de l'époque y est piquante, certains personnages sont d'un ridicule qui confine au burlesque, d'autres sont extrêmement sarcastiques, ce qui en fait un roman beaucoup plus amusant que ceux qui ne l'ont pas lu, et ceux qui ont vu l'un des nombreux films du même nom, seraient tentés de croire. Je devrais dire celles, car, soyons honnêtes, ça reste un roman de filles.

Or donc, les aventures d'Elizabeth Bennet faisant partie de l'inconscient collectif du monde anglophone lettré, ce qui fait quand même des dizaines de millions de gens, et le roman étant bien sûr dans le domaine public, innombrables sont les réécritures, versions, pastiches et séquelles, comme on dit en anglais, publiées** ces dernières années, que je me suis amusée à collectionner chaque fois qu'il m'en tombait sous la main.


Bien sûr, la première tentation est de rajouter du cul, ce que Jane Austen elle-même aurait apprécié je pense, car bien que vieille fille, elle n'était certainement pas bégueule. 
Dans cette veine le plus drôle à mon avis est Pride and Promiscuity, d'une certaine Arielle Eckstut (Canongate, 2003), qui postule qu'on ne comprend pas tout dans les romans de Jane Austen parce que l'auteur a dû éliminer les scènes de sexe, et tout devient beaucoup plus clair lorsque l'on vous explique qui couche avec qui... et que l'on vous décrit comment, plutôt graphiquement.

(Mon blog est répertorié par Google comme "suitable for children", je trouve ça déprimant, j'ai décidé qu'il fallait que ça cesse.)

Le plus étrange est certainement Pride/Prejudice (Ann Herendeen, Harper & Collins, 2010) une version érotique dans laquelle tout le monde est homosexuel. Bien que je n'aie rien contre la lecture d'un roman porno de temps en temps, je l'ai trouvé plutôt boring. 
En revanche, j'ai appris à cette occasion que la slash fiction, du nom du signe "/", est un genre littéraire, populaire on va dire, qui consiste à accoupler des personnages de fiction du même sexe. Ben Hur et Messala spring to my mind, pourtant l'origine est bien plus geek : le nom du genre viendrait de la série d'histoires écrites par les fans de Star Trek mettant en scène une relation sexuelle entre Kirk et Spock, collectivement rangées sous l'appellation K/S, par opposition au genre K&S, ou Kirk et Spock restent chastement amis. Ca laisse imaginer le volume de fantasmes générés par Star Trek, mais c'est une autre histoire...

Il existe de nombreuses autres versions érotiques de Pride and Prejudice, notamment dans la collection "Clandestine Classics", spécialiste du genre, qui a fait subir le même traitement à Jane Eyre et Sherlock Holmes (oui, c'est bien ce que vous craignez, il enfile allègrement le Dr Watson, mais ça aussi c'est une autre histoire).


Mais extrayons nous à regret de la fange du stupre et de la pornographie pour nous pencher sur d'autres genres. Les suites de Pride and Prejudice sont trop nombreuses pour les répertorier ici. Le site Goodreads en a compté 195 en 2008, dont Le journal de Bridget Jones, oui oui. Il doit y en avoir deux fois plus aujourd'hui, la plupart à l'eau de rose.

L'adaptation la plus célèbre de nos jours est sans doute Pride and Prejudice and Zombies (Seth Grahame-Smith, Quirk Books, 2009) qui est un New York Times Best Seller (oh, my...) et que je n'ai pas lu, parce que les histoires de zombies ça me gonfle. Le succès de cet ouvrage improbable a poussé  des opportunistes à commettre d'autres titres tels que Mr Darcy, Vampyre, Vampire Darcy's Desire,  ou Jane Bites Back.

Il semble que la tentation d'emprunter la plume de Jane Austen soit irrésistible, car même la vénérable P.D. James, connue pour ses romans policiers lugubres et britanniques, a décidé en voyant arriver sa 90ème année de se laisser aller à cet exercice futile (c'est elle qui le dit) et de confronter Elizabeth et Darcy à un crime mystérieux dans Death Comes to Pemberley (Random House, 2011) . Le résultat est, comment dire ? Profondément ennuyeux, hélas.

But don't get me wrong ! Je continuerai à acheter et à lire avec avidité toutes sortes de conneries que le commerce de la sous-littérature voudra bien publier sur le sujet ; quitte à avoir une addiction honteuse, c'est moins dangereux que le crack, par exemple. 

Pour les débutants, on trouve la version originale en version numérique gratuite sur internet, en français, ou en anglais.
Pour les fanatiques, http://www.prideandprejudice200.org.uk/ présente le calendrier de tous les événements liés au bicentenaire.

* Les sept romans en anglais les plus lus dans le monde sont les sept volumes de Harry Potter, d'après LibraryThing. Après les Stephen King, Terry Pratchett et autres, Jane Austen vient en seconde position après Shakespeare parmi les auteurs que j'appelle littéraires.

** Cet attribut se rapportant à trois mots féminins et un mot masculin, j'ai décidé de l'accorder démocratiquement.

samedi 8 septembre 2012

Tim Weiner

Tim Weiner gagne à être connu. Il a reçu le prix Pulitzer alors qu'il était journaliste au Philadelphia Enquirer, en 1988, pour un reportage sur les caisses noires du Pentagone, qui fut transformé en livre sous le titre Blank Check : the Pentagon's Black Budget, en 1990.

Ce succès l'a propulsé au New York Times où il a été correspondant au Mexique, en Afghanistan, au Pakistan et au Soudan, ainsi que reporter à Washington sur les questions de sécurité.

Entre deux aventures il s'est plongé dans les dizaines de milliers de documents de la CIA déclassifiés dans les années 2000, pour écrire une histoire de la CIA, intitulée A Legacy of Ashes, publiée en 2007, qui a été récompensée par le National Book Award. Il a aussi interviewé des tonnes d'agents, anciens agents et responsables de l'agence.

Cet ouvrage plus qu'excellent a été traduit en français aux éditions de Fallois, puis en poche chez Perrin dans la collection Tempus. Il a aussi été traduit en espagnol et dans 22 autres langues.

Tout le monde sait, surtout en amérique latine, que la Si-Aillé c'est que des gros méchants, mais rares sont ceux qui ont une idée de pourquoi et comment, et qui sont capables de trier la propagande et la contre-propagande. En effet, rien n'est plus propice à la fiction que l'espionnage, à part la guerre.

Tim Weiner a un angle qui lui permet de ne pas sombrer dans l'invective, tout en restant vitriolique. La question qu'il se pose est : pourquoi la CIA est-elle invariablement incompétente, depuis sa création jusqu'à nos jours ? Et il y répond bien sûr, de façon extrêmement convaincante, documentée, et terrifiante !

Grèce, Italie, Syrie, Liban, Iran, Jordanie, Indonésie, Zaïre, Cuba bien sûr, Haïti, Viet Nam, Laos, Thaïlande, Chili, Chypre, Vénézuela, Panama, Afghanistan, Nicaragua, Tchad, Irak, la description de chaque opération, chaque aventure, chaque fiasco de l'agence depuis la guerre est tellement terrible qu'on a du mal à y croire, c'est pourquoi j'ai insisté sur le sérieux de l'auteur, qui est reconnu par ses pairs. Pas la peine de s'exciter sur les théories de la conspiration, la réalité est bien plus grave, merci. 

Par exemple, saviez-vous que la démocratie chrétienne italienne est une création de la CIA juste après la guerre, pour éviter que les communistes italiens ne gagnent les élections ? Moi je l'ignorais. En fait la corruption n'est pas un accident pour la démocratie chrétienne, mais elle lui est pour ainsi dire consubstantielle...
Les détails des interventions des Etats-Unis en Iran depuis les années 50 font mieux comprendre pourquoi il est aujourd'hui si facile de plonger les Iraniens dans une frénésie anti-américaine, et anti-occidentale en général.
L'appui au Jihad islamique contre le communisme athée est une idée qui remonte à Eisenhower en 1957, et qui a prospéré dans les années 80 avec des résultats désastreux plus ou moins connus.

On trouve des phrases cinglantes, comme "the war in Vietnam began with political lies based on fake intelligence." Blast ! Rien de nouveau sous le soleil de ce coté là... Comment la CIA a dissimulé ses activités, résisté à toute réforme et menti effrontément à tous les présidents successifs, ça paraît incroyable, je me répète.

Il ne faut pas croire que cette histoire ne concerne et n'intéresse que les Etazuniens. Notez la liste non-exhaustive des pays citée plus haut : c'est moi ou on dirait que la plupart ont du mal à s'en remettre ? Je ne dis pas que tout ce qui se passe dans le monde est de la faute de la CIA, je dis seulement que destabiliser un pays, corrompre son gouvernement et plus généralement faire n'importe quoi avec beaucoup d'armes, beaucoup d'argent et beaucoup d'escrocs sans scrupules, c'est rarement bon pour l'avenir. 
Bref, 600 pages très denses, et très difficiles à digérer, avec 170 pages de notes, dans l'édition américaine.

Tim Weiner a remis ça en 2012 avec une histoire du FBI, non pas dans ses activités de police fédérale, mais du côté sureté de l'Etat, et renseignement intérieur. Ca s'appelle Enemies : a History of the FBI, et c'est traduit en espagnol mais pas encore en français. 
La notice de Tim Weiner dans wikipedia existe en anglais, en allemand et en latin, comme les classes d'élite de nos écoles... Je vais peut-être me fendre d'une page en français, quand j'aurai le temps...




http://en.wikipedia.org/wiki/Tim_Weiner
Critique du Figaro 19/02/2009
Critique de "Enemies" dans le New York Times 14/03/2012

vendredi 9 mars 2012

Tartuffes, imposteurs, cuistres

Une fois n'est pas coutume, je m'en vais commenter l'actualité, quelque peu défraîchie puisqu'elle est d'avant-hier, mais enfin.
Avant-hier donc, à l'occasion d'un débat aussi violent qu'interminable, M. Sarkozy et M. Fabius, hommes politiques français, se sont aventurés un bref instant sur le terrain de la littérature.
Voici l'altercation (telle que la rapporte la presse, car je n'ai pas assisté personnellement à cet événement à la télévision, refusant de souiller mon auguste regard en le posant sur cet appareil néfaste) :
M. Sarkozy apostrophe M. Fabius : "Tartuffe !"
Ce dernier répond : " Tartuffe, c'est la pièce de Molière. Il y a une introduction qui s'appelle "La Lettre à l'imposteur" où on dit: "Ce sont des paradoxes mais ce ne sont pas des vérités". Cela s'applique exactement à vous.
- Ne soyons pas cuistres, rétorque M. Sarkozy. Je l'ai lu comme vous. Pas besoin de faire l'ENA pour lire Molière."

Les lettres étant véritablement une passion française, toutes les gazettes, tous les internautes et autres twittomanes s'esbaudissent depuis deux jours. A Paris on en parle dans les dîners en ville.

Qu'est-ce à dire ? Pour ma part je ne connais ni l'introduction de Tartuffe, ni la lettre à l'imposteur, ni rien de tout cela. Je demandai donc à mon fidèle Google d'éclairer ma lanterne.

D'abord, dans une édition du XVIIIème siècle de Tartuffe, je trouvai et lus une préface de l'auteur, suivie de trois placets, qui sont des lettres de supplique au roi pour qu'il autorise la représentation de sa pièce, suivis encore d'un avertissement de l'éditeur, tout ceci assez indigeste, mais point d'introduction, et point de lettre à l'imposteur.

Enfin en élargissant quelque peu la recherche, je découvris une Lettre sur la comédie de l'Imposteur.
Cette lettre existe donc, même si elle n'est pas adressée à l'imposteur, mais au roi, qu'elle n'est pas une introduction, et qu'elle n'est pas de Molière.
Le sujet cependant en est bien la comédie Tartuffe, et elle a pu être publiée dans une introduction de la pièce aux Classiques Garnier, ou Larousse. Close enough, comme on dit outre-manche.

Voici l'histoire : la comédie de Molière intitulée Tartuffe ou l'Imposteur fut jouée pour la première fois à Versailles le 12 mai 1664, et quoique le roi n'eût pas paru en prendre ombrage, elle fut promptement interdite sous la pression de ce que Jean-Baptiste appelait la cabale des dévots.

Molière se résout à modifier la pièce : son personnage n'est plus un homme d'église et s'appelle Panulphe au lieu de Tartuffe. En conséquence, la pièce s'appelle L'Imposteur. Après moult suppliques au Roi elle est représentée de nouveau au Palais-Royal le 5 août 1667, et derechef interdite aussi sec. Une quinzaine de jours plus tard paraît la Lettre sur la comédie de l'Imposteur, sans aucune mention d'auteur ou d'éditeur. C'est une défense de la pièce par une personne qui dit l'avoir vue au Palais-Royal. Mais l'oeuvre est décrite avec tant de détails que l'auteur doit avoir eu accès au texte, et les exégètes s'accordent à penser qu'elle a été rédigée sur les conseils ou en présence de Molière.

Le roi se moque pas mal des lettres anonymes, il a d'autres priorités car il est occupé à négocier la Paix de l'Eglise entre le pape Clément IX et les évêques jansénistes. Enfin débarrassé de ces casse-bonbon le 3 février 1669, il autorise aussitôt la pièce qu'en fait il kiffe un max. La version définitive est créée le 5 février 1669 sous le titre Tartuffe ou l'imposteur, et apporte enfin à Molière gloire et fortune.

Fin de l'histoire.

Je me suis donc farci la lecture de cette fameuse lettre, que je ne reproduirai pas ici in extenso, car elle est fort longue et fort ennuyeuse. Croyez moi donc sur parole, ou bien vérifiez ici sur google books : il n'est question ni de près ni de loin de paradoxes qui ne sont pas des vérités.
Le mot paradoxe est utilisé une fois dans cette phrase : "En effet, Monsieur, car ne croyez pas que j'avance ici des paradoxes, c'est elle qui les rend dignes d'elle, ces lieux si indignes en eux-mêmes : elle fait, quand il lui plait, un temple d'un palais, un sanctuaire d'un théâtre, et un séjour de bénédictions et de grâces d'un lieu de débauche et d'abomination." (page 42 dans cette version plus lisible)
Elle, si l'on remonte plusieurs pages de développements filandreux, c'est la charité chrétienne, crois-je comprendre.

Il est temps de rappeler la définition du mot cuistre* : "Personne qui fait un étalage intempestif d'un savoir souvent mal assimilé, qui tranche avec une assurance excessive. Pédant vaniteux et ridicule."

Cuistre donc celui qui évoque approximativement un texte obscur pour y fourrer une citation imaginaire. Cuistre celui qui fait semblant de la connaître. Cuistres enfin tous les admirateurs, contempteurs, commentateurs, qui n'ont jamais l'idée de reconnaître leur ignorance, et de rechercher les sources.

Pour finir, j'offre à mes lecteurs une véritable citation de La lettre sur la comédie de l'Imposteur, ce qui leur permettra de briller dans les salons et à la télévision :
"Quoique la nature nous ait fait naître capables de connaître la raison pour la suivre, pourtant, jugeant bien que, si elle n'y attachait quelque marque sensible qui nous rendît cette connaissance facile, notre faiblesse et notre paresse nous priveraient de l'effet d'un si rare avantage, elle a voulu donner à cette raison quelque sorte de forme extérieure et de dehors reconnaissable. Cette forme est, en général, quelque motif de joie, et quelque matière de plaisir que notre âme trouve dans tout objet moral. Or, ce plaisir, quand il vient des choses raisonnables, n'est autre que cette complaisance délicieuse qui est excitée dans notre esprit par la connaissance de la vérité et de la vertu... "


Sources : 
http://www.parismatch.com/Actu-Match/Politique/Actu/Entre-Nicolas-Sarkozy-et-Laurent-Fabius-un-debat-tendu-sur-France-2-381535/?sitemapnews
http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120306.OBS3064/fabius-vs-sarkozy-tartuffe-contre-cuistre.html?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
http://fr.wikipedia.org/wiki/Tartuffe_ou_l'Imposteur
Google Books
http://fr.wiktionary.org/wiki/cuistre


* Personnellement j'adore ce mot, et je suis bien aise d'avoir pu le placer six fois dans un article.

dimanche 25 décembre 2011

The Hitch is gone : lecture de Christopher Hitchens

Il serait de mauvais goût, ou tout au moins malhonnête intellectuellement, de faire l'éloge funèbre de Christopher Hitchens, qui a gagné une bonne partie de sa renommée en insultant les morts. Et surtout les mortes.

Hitchens a d'abord attiré mon attention en 1997, par sa lutte contre l'orgie de bons sentiments provoquée par la mort de Lady Diana Spencer en juillet, puis de Mère Teresa en septembre. En tant que gauchiste britannique émigré aux Etats-Unis, Hitchens était farouchement républicain et anti-monarchiste. Par ailleurs, il avait publié une charge contre Teresa, un livre traduit en français sous le titre anodin Le mythe de Mère Teresa, alors qu'en anglais il est délicieusement intitulé La position du missionnaire.

A la fin de l'année 1997, Hitchens publia un article goguenard dans Vanity Fair, expliquant qu'il n'avait jamais autant travaillé, car tous les médias voulaient organiser une émission spéciale qui sur Lady Di, qui sur Teresa, et cherchant un contradicteur pour animer le débat, ne trouvaient que lui. Il avait donc passé l'été et l'automne à hanter les studios de télévision et de radio, comme avocat du diable professionnel, en quelque sorte. Cette position d'unique contempteur officiel de Teresa, qu'il avait fameusement traitée de "Albanian dwarf", eut des conséquences inattendues.

Quelques années plus tard, Hitchens raconta, de nouveau dans Vanity Fair, qu'il avait été officiellement invité par le nonce apostolique (l'ambassadeur du pape) à témoigner au procès en béatification de Teresa. Dans un article passionnant, Hitch explique qu'un procès en béatification ne s'appelle pas comme cela pour rien, c'est (ou c'était) en effet une procédure contradictoire, durant laquelle l'avocat du Diable était invité à présenter des arguments contre la béatification en question.
Evidemment, Hitchens se rendit à Rome, ravi d'être nommé littéralement Advocatus Diabolicum. L'occasion était d'autant plus unique qu'entre temps Jean-Paul II avait réformé la procédure de béatification pour pouvoir produire des Saints à la pelle (le "Santo Subito" des Italiens) et supprimé la procédure contradictoire, le procès de Teresa étant le dernier à se dérouler selon l'ancien rite.

Entre temps Hitchens s'attaqua aux vivants en descendant en flammes la politique des Clinton (No One Left to Lie to : the Values of the Worst Family), et en s'agitant beaucoup pour demander le procès de Henry Kissinger. Son livre The Trial of Henry Kissinger a inspiré un documentaire en 2002.

Je m'aperçois qu'il n'y a que cinq livres du Hitch traduits en français, pour la plupart par de petits éditeurs. Hitchens, Chomsky, Gore Vidal, les intellectuels de gauche des Etats-Unis n'ont pas la cote en France. Peut-être les Français tiennent-ils ou croient-ils à leur position dominante dans ce domaine ?

Mais il est dangereux de prendre l'habitude d'avoir presque toujours raison contre presque tout le monde. Après le 11 septembre, Hitchens se prononce en faveur de l'intervention en Irak. En fait "se prononce en faveur" est un euphémisme. Dans ses mémoires, Hitch-22, il explique en détails son intense lobbying pour pousser l'administration Bush à la guerre, et confirme à cette occasion que le principal responsable de cette aventure est Paul Wolfowitz.

Les bonnes intentions de Hitchens, son souhait de faire tomber Saddam Hussein pour ses atteintes aux droits de l'homme ne font pas de doutes, au moins dans mon esprit, mais en tant qu'auto-proclamé journaliste spécialiste des conflits, il aurait dû se méfier d'une alliance objective avec les néo-conservateurs les plus enragés de l'administration Bush. Si même Wolfowitz, d'après mes recherches, était probablement sincère dans son aveuglement idéologique, les Cheney et Rumsfeld avaient un autre agenda : celui de partir avec la caisse. La guerre en Irak fut finalement un désastre politique, militaire et financier : de 300 à 500.000 victimes, 3,5 millions de réfugiés, et un coût qui pourrait aux dernières nouvelles s'élever à 4000 milliards de dollars.

Hitchens a refusé jusqu'au bout d'admettre son erreur, et il a continué à défendre la guerre en Irak, tout en critiquant violemment l'administration Bush dans tout le reste de sa politique, et en se défendant de toute ambiguïté, au risque de perdre le bien le plus précieux d'un polémiste, et d'un intellectuel : la cohérence.

Ceci a conduit à des moments embarrassants, comme sa lettre aux parents de l'un de ses jeunes admirateurs tué en Irak en 2007, A Death in the Family. En 2008, peut-être à titre d'expiation ? Par solidarité en tout cas, il se soumet, sous supervision médicale, à la torture dite du waterboarding.


Au cours des années 2000, Hitchens revisite les classiques, George Orwell, Thomas Payne, Thomas Jefferson, peut-être à l'occasion de sa naturalisation étazunienne en 2007.

Parallèlement, il connaît enfin la gloire (éditoriale) en s'attaquant directement au bon dieu plutôt qu'à ses saints, dans god is not Great (noter le choix des majuscules).
Il se permet en septembre 2007 un titre d'une sauvage ironie dans Vanity Fair : Dieu merci, c'est un best-seller !
En réalité ce livre est d'un intérêt relatif pour nous autres Français blasés pour qui la religion chrétienne n'a qu'une existence plutôt théorique. La démonstration point par point que tout ce que raconte la bible est du pipeau ne m'apprend pas grand chose.

En revanche, The Portable Atheist est tout simplement le livre que j'aurais voulu écrire : un recueil d'écrits athées de tous les pays et de toutes les époques, tout-à-fait fascinant. Sa collection est plus portée sur les écrits anglo-saxons que la mienne, évidemment, et j'y ai appris plein de choses, notamment sur l'inquisition.

Toute cette propagande athée a propulsé le Hitch sur le fauteuil de patron de l'athéisme mondial de Richard Dawkins, qui est devenu un sofa (le fauteuil, pas Dawkins). Hitchens est l'un des quatre cavaliers dans le documentaire de 2007 Four Horsemen, avec Dawkins, Daniel Dennett et Sam Harris.

En juin 2010, Hitchens annonce que son médecin lui a conseillé d'entreprendre une chimiothérapie. Comme disait Pierre Desproges, Noël au scanner, Pâques au cimetière. L'inverse est également vrai. Après avoir écrit de nombreux articles sur le cancer, l'hôpital, la mort, l'absence d'enfer ou de paradis, avoir prié tout le monde de ne pas prier pour lui, il est mort le jour de la fin officielle de la guerre en Irak, le 15 décembre 2011.