Affichage des articles dont le libellé est histoire. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est histoire. Afficher tous les articles

vendredi 7 septembre 2018

Le rhinocéros et la Révolution

Dans l'une des 1500 pièces du Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, dite la petite salle à manger, se tient cette charmante horloge, cadeau de Louis-Philippe au tsar Nicolas 1er, paraît-il. Elle est de style Louis XV, nous dit Christie's, qui en vendit naguère une similaire pour 49.500 euros, et qui s'y connaît en styles. 

Le rhinocéros, debout sur son socle en bois doré, portant l'horloge de M. L'Aisné à Paris (c'est écrit dessus) sur son dos, ainsi que ce qui semble être un jeune japonais hilare brandissant une ombrelle, entouré de fioritures non moins dorées, coula des jours peut-être heureux, en tous cas paisibles, pendant près de 80 ans. C'est une chance que la longévité des rhinocéros, surtout en bronze, ne soit plus à démontrer. 

Le Palais d'Hiver, comme chacun sait, fut la résidence officielle des tsars de Russie jusqu'à la révolution. L'immense tarte à la crème palais de style baroque pétrovien actuel date peu ou prou de 1760. En réalité, les tsars, qui étaient la proie de tentatives d'assassinat en veux-tu en voilà, n'habitaient plus le Palais d'Hiver depuis 1880 pour des raisons de sécurité, et n'y venaient que pour des cérémonies et grandes occasions. En 1904, le tsar Nicolas II et sa femme Alix, qui avait tendance à faire la gueule, et trouvait que "Saint-Pétersbourg était une ville pourrie", s'installèrent définitivement à Tsarkoïe Selo.

Mais leurs ennuis ne faisaient que commencer. En 1905, une manifestation pacifique se rend au palais d'hiver pour porter ses doléances au tsar (ignorant qu'il n'y est pas). La garde tire sur la foule et fait une centaine de morts. Ce dimanche rouge est le début de la fin de l'ancien régime. 

En 1913, la célébration du tricentenaire de la dynastie des Romanov est morose. En 1914, c'est la guerre. Le tsar et sa femme se tiennent frigorifiés sur un coin de balcon du palais d'hiver pour saluer l'armée mobilisée qui défile sur la place, tandis que derrière eux on remise les meubles du palais pour convertir les salons de réception en hôpital pour le retour des blessés. 

Les anciens appartements des membres de la famille impériale servirent de logements pour le personnel médical. Le rhinocéros lui, resta tranquillement sur son manteau de cheminée, car s'agissant de la salle à manger de l'empereur lui-même, on n'y avait pas lâché des infirmières, même pour la bonne cause.

Dès 1915, ça va très mal pour la Russie. Le tsar part au front, laissant sa femme faire n'importe quoi avec son copain Raspoutine. En février 1917*, à Pétrograd, comme on disait à l'époque, les soldats déserteurs unissent leurs forces avec les ouvriers en grève et les révoltés de la faim. Nicolas II abdique trois jours plus tard. 

Toute la famille Romanov est embastillée à Ekaterinenbourg. Le gouvernement provisoire s'installe au Palais d'hiver, en même temps que se crée son rival bolchévique le soviet de Pétrograd. Le gouvernement provisoire siège dans le salon de malachite, une assez grandiose affaire dans la partie nord est du palais, qui sert toujours d'hôpital à ce moment là. 

Pendant tout l'été 1917, les bolchéviques gagnent du terrain (politique et agricole). C'est l'époque du fameux slogan dont je me sers encore pour donner de l'urticaire aux réacs : "Tout le pouvoir aux Soviets !" Le soir du 6 novembre, c'est la Révolution d'Octobre*. Les gardes rouges prennent d'assaut le palais d'hiver (sans trop de grabuge, contrairement au portrait épique qu'en fera Eisenstein quelques années plus tard).

Les treize ministres de plus en plus provisoires quittent le salon de malachite et se réfugient dans la pièce à côté, qui n'est autre que la petite salle à manger. Après de longues déambulations dans les interminables couloirs obscurs du palais, une poignée de  soldats et marins finissent par les débusquer et les placer en état d'arrestation. Le rhinocéros assiste impavide à cette scène historique. Quelqu'un arrête l'horloge pour marquer l'heure de la Révolution with a big R. Il est 2H10 du matin.

Après ça, ma foi, plus rien n'a changé dans la petite salle à manger pendant longtemps. Le palais d'hiver fut rapidement converti en musée, et les visiteurs, enthousiastes du goulag ou nostalgiques des koulaks, admirèrent au fil des lustres l'horloge qui marque la fin ou la naissance d'une époque. Le rhinocéros, lui, il s'en fout, il a connu la Révolution de 1789, les empires des Napoléons, la restauration, alors un autre empire, une autre révolution, une autre république, bof, ça le laisse froid comme le marbre qui surabonde autour de lui.

Tout ça nous mène en 2017 : la Russie soviétique n'est plus qu'un lointain souvenir. Environ 45% de la population russe a moins de 35 ans et n'a jamais connu les Soviets. Le gouvernement de Poutine s'abstient ostensiblement de rappeler à ses administrés déjà pas mal déprimés le centenaire de la Révolution d'Octobre. Les commémorations brillent par leur absence. 


Mais Mikhail Borisovitch Piotrovsky, lui, est né en 1944. Il est directeur du musée de l'Ermitage, et il n'a pas oublié. (Il a d'ailleurs succédé à son père à ce poste, ce qui fleure un peu l'ancien régime.)

C'est sous la pression de ses collègues de l'Ermitage hors les murs d'Amsterdam que Piotrovsky se décide à organiser quand même une exposition sur la révolution, du 25 octobre 2017 au 4 février 2018. Pour l'inauguration, la façade du Palais d'Hiver est illuminée d'un rouge révolutionnaire, ou sanglant. 

L'exposition est un travail d'équilibriste qui consiste à ne surtout pas faire l'apologie ni de la révolution ni de l'empire. La scénographie est confiée à une entreprise hollandaise, ce qui vaut probablement mieux pour tout le monde. Piotrovsky, lui, va répétant qu'il ne fait pas de politique.

Cependant, dans la nuit du 26 au 27 octobre 2017, faisant fi du calendrier  grégorien*, Piotrovsky organisa une cérémonie dans la petite salle à manger, où il remit solennellement en marche l'horloge au rhino. "J'ai pensé simplement que ce serait une bonne façon de commémorer l'événement" a-t-il déclaré innocemment au Times de Londres. 

Mais une bonne âme s'est fendue de traduire du russe des extraits de son discours rapportés dans la Rossykaya Gazeta : "Oui, ce fut un événement, la révolution. Mais c'est fini. Nous n'avons pas besoin d'entrer dans de nouveau cycles révolutionnaires, parce que l'histoire qui se répète se transforme en farce. Nous avons enterré la révolution. Nous devons l'enterrer soigneusement pour qu'elle ne puisse pas ressortir." (Oh putain ! NDLR)

Bon, ben, il ne l'envoie pas dire, comme disait ma grand-mère. Mais le plus ironique, c'est que son discours contient encore ou en tous cas fait allusion à une citation de Karl Marx : "tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce." C'est dans Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, et Marx citait lui-même Hegel, mais ne nous égarons pas.

Ah la la on ne refait pas une éducation à l'Université de Leningrad, hein Mikhail ? Dans un autre interview, Piotrovsky a déclaré que le Palais d'Hiver "nous montre que nous ne sommes tous que des insectes aux yeux de l'Histoire." (Les déclarations sont hasardeusement traduites du russe en anglais pas des sources peu fiables, puis en français par moi.) Ca c'est bien vrai. On est obligé d'être d'accord avec le bon docteur Piotrovsky. Nous ne sommes que des insectes au yeux de l'Histoire. Ou même pas. Peut-être seulement des acariens. Et vous savez quoi ? Aux yeux des rhinocéros aussi. Surtout en bronze.


 

*La Russie tsariste comptait toujours les dates avec le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien adopté en France et pays catholiques voisins en 1582. C'est d'ailleurs les soviets qui passèrent au calendrier grégorien, alors que l'église orthodoxe russe conserve encore le calendrier julien.

Sources :
Wikipédia
Twitter 
 http://hermitage--www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/?lng=fr
 https://www.theartnewspaper.com/news/the-hermitage-s-big-russian-revolution-show-nearly-didn-t-happen
https://www.theguardian.com/culture/2016/feb/07/mikhail-piotrovsky-hermitage-museum-director-russia-interview
 https://www.thetimes.co.uk/article/clock-of-russian-revolution-restarts-jc2vtz0mq
  http://tass.com/society/972750
 https://www.calvertjournal.com/news/show/9170/hermitage-re-starts-clocks-stopped-russian-revolution



dimanche 23 avril 2017

A quelle sauce ?

Je viens de découvrir l'origine de l'expression "A quelle sauce allons-nous être mangés", et il m'est apparu que le sujet était d'actualité.

Le 5 mai 1789 s'ouvrent à Versailles les Etats-Généraux, dans la salle des menus plaisirs, ça ne s'invente pas. Les Etats-Généraux étaient une institution remontant au XIVème siècle, et servaient à la monarchie en cas de crise et de grognements trop bruyants du peuple, à justifier des décisions un peu difficiles à digérer (pour le peuple, pas pour le roi).

En 1789, le sujet était le déficit budgétaire, et on savait bien que la monarchie voulait payer ses dettes en levant plus d'impôts, sans abolir les privilèges.

Une caricature parut dans la presse, représentant un fermier qui tenait aux volailles de sa basse-cour le discours suivant : "Mes bons amis, je vous ai réunis tous pour vous demander à quelle sauce vous voulez être mangés.
- Mais nous ne voulons pas être mangés ! criait le coq.
- Vous vous écartez de la question, reprenait le fermier, il ne s'agit pas de savoir si cela vous fait plaisir ou non d'être mangés, mais seulement à quelle sauce vous voulez être mangés."

On sait que rien ne se passa comme prévu aux états généraux de 1789, que la sauce fut bien plus piquante, et qu'on vit même pendant un temps les volailles manger le fermier. (N'y voyez là aucun appel à la révolution,)

Au chapitre des citations d'actualité, on attribue à Mark Twain (mais que ne lui attribue-t-on pas ?)  la phrase suivante ; "Il faut changer souvent les politiciens comme on change souvent les couches, et pour les mêmes raisons."


Source : Maurice Maloux - Traits et mots d'esprit dans l'histoire - Albin Michel - 1977 


vendredi 22 août 2014

Rosie la Riveteuse

Ce poster archi-célèbre devenu le symbole du féminisme, est connu sous le nom de "Rosie the Riveter". Mais en réalité, cette image n'est pas féministe, n'est pas vraiment non plus une image de propagande pour le recrutement des femmes pendant la guerre, et ne représente pas Rosie la Riveteuse...
L'histoire n'est pas une science exacte, l'histoire populaire encore moins.

Au commencement était une chanson. Après Pearl Harbor, la mobilisation commence aux Etats-Unis et très vite le manque de main d'oeuvre se fait sentir cruellement dans l'industrie, surtout dans la massive industrie de guerre, chantiers navals, aéronautique et fabrication de munitions. On alla trouver les noirs qui étaient balayeurs ou généralement sous-employés pour les envoyer à l'usine, mais ça ne suffisait pas. A partir de 1942, le gouvernement employa alors des agences de publicité pour faire de la propagande à destination des femmes, et les encourager à participer à "l'effort de guerre", comme on disait en ce temps-là. 

Parmi ces initiatives, une chanson intitulée "Rosie la Riveteuse", fut écrite en 1942 par Redd Evans et John Jacob Loeb, et produite et distribuée par la Paramount Music Corporation de New York au début de 1943. Les paroles sont des plus édifiantes : Rosie a son fiancé Charlie qui est parti à la guerre, pendant qu'elle rivette toute la journée, "travaillant à la victoire". Il y a une rime quelque peu audacieuse entre "sabotage" et "fuselage". On peut écouter la chanson sous-titrée en anglais dans cette vidéo.


Elle fut diffusée à la radio dans tout le pays, reprise par différents musiciens et le personnage de Rosie devint suffisamment célèbre pour que Norman Rockwell fasse son portrait à la couverture du Saturday Evening Post daté du 29 mai 1943. C'est une femme plutôt costaud, en bleu de travail, prenant sa pause sandwich avec sa fameuse riveteuse sur les genoux. Son prénom est écrit sur sa sacoche et ses pieds reposent sur un exemplaire de "Mein Kampf", le tout sur fond de bannière étoilée. 

Ce n'était pas le moment de faire dans la subtilité me direz-vous, pourtant dès sa publication le journal Kansas City Star découvrit que la pose de Rosie était manifestement inspirée de... Michel-Ange dans sa représentation du prophète Isaïe au plafond de la chapelle Sixtine. Regardez la peinture, la ressemblance est frappante autant qu'inattendue. En observant bien Rosie, on voit qu'elle a même une auréole !  
L'oeuvre originale de Rockwell a été vendue par Sotheby's à un particulier en 2002 pour 4.959.500 dollars.


Rose Will Monroe 1920-1997
Pendant ce temps, une certaine Rose Will Monroe, du Kentucky, prend la route avec ses enfants et se présente à la Willow Run Aircraft Factory à Ipsilanti, dans le Michigan. Elle a choisi cet endroit parce qu'elle a appris que c'est l'une des rares entreprises aéronautiques à former des femmes comme pilotes. Elle rêve de voler, et même si elle n'espère pas devenir pilote de chasse, elle se sent capable de piloter des avions de fret. Son mari n'est pas soldat, il est mort dans un accident de voiture au début de la guerre.

Malheureusement, Willow Run refuse de l'embaucher comme apprentie pilote parce qu'elle est mère célibataire. Pourtant les usines ont à cette époque des garderies pour les enfants (qui seront promptement supprimées après la guerre lorsqu'on demandera aux femmes de rentrer à la maison). A mon avis c'est plutôt parce que l'aviation était un métier fort dangereux à l'époque et qu'on ne voulait pas risquer de faire des orphelins.

En tous cas Rose se retrouve ouvrière à la chaîne, à riveter comme tout le monde, lorsque le fameux acteur Walter Pidgeon visite l'usine pour faire un film promotionnel. Il découvre qu'il y a là une fille mignonnette qui s'appelle vraiment Rosie et qui est vraiment riveteuse !  Il la recrute aussitôt pour tourner dans un film de propagande qui passera dans tous les cinémas du pays pour faire vendre au public des obligations de guerre (war bonds). 

Rose Monroe fut célèbre pendant toute la guerre comme l'incarnation de Rosie la Riveteuse au cinéma, mais sa carrière à l'écran s'arrêta là. Elle fut ensuite chauffeur de taxi, esthéticienne, puis développa avec succès Rose Builders, une société de construction de villas de luxe. 

Enfin, arrivée à la cinquantaine, Rosie eut les moyens d'apprendre à voler. Elle était toujours la seule femme pilote de son club aéronautique. Elle pilota seule pendant huit ans jusqu'à ce qu'elle perde un rein et la vue de l'oeil gauche dans un accident d'avion en  1978, mais continua à voler accompagnée. Elle est morte en 1997, à l'âge de 77 ans, d'une insuffisance rénale, lointaine conséquence de son accident.

Voila une bien belle histoire mais quel rapport avec le poster ci-dessus qui dit "We can do it" ? Aucun, justement.


Geraldine Hoff Doyle 1924-2010
Flashback : en 1942, une certaine Geraldine Hoff, qui venait de terminer ses études secondaires à 17 ans, trouva un job à la American Broach & Machine Company de Ann Harbor, Michigan. Son père était mort de la tuberculose, sa mère était compositeur. Comme elle travaillait comme opératrice d'une presse à métal, et qu'elle jouait par ailleurs du violoncelle, elle craignit de laisser quelques doigts dans la presse et démissionna au bout de seulement deux semaines. 

Pendant ces deux semaines, un photographe de l'agence de presse UPI dont l'histoire n'a pas retenu le nom passa par là et la prit en photo. Ces photographies faisaient partie de ce que l'on appelle maintenant une banque d'images lorsque l'une d'entre elles fut choisie comme inspiration par le graphiste J. Howard Miller pour une commande  de la Westinghouse Electric Company, géant de l'industrie électrique puis nucléaire, très investi à l'époque dans l'effort de guerre. Le but était non pas de recruter du personnel, mais d'améliorer la productivité en décourageant l'absentéisme et la grève. (En passant on avait promis aux femmes des salaires équivalents à ceux des hommes, mais c'était un doux rêve).  


Une photo originale de Geraldine Hoff avec sa presse
Miller peignit une femme en bleu de travail, les cheveux retenus par un bandana rouge, en train de retrousser ses manches pour se mettre au boulot (et non de faire un bras d'honneur comme pourraient penser certains observateurs). 

On estime que ce poster fut montré uniquement aux employés de Westinghouse pendant quelques semaines au cours de l'été 1942, puis disparut complètement de la circulation pendant plusieurs décennies. Il ne pouvait donc représenter Rosie puisque  cette dernière, toute fictive qu'elle fût, n'était pas encore née ! 
Geraldine Hoff, quant à elle, n'était absolument pas au courant. Elle se maria peu après avec un M. Doyle, dentiste, resta femme au foyer et eut beaucoup d'enfants (six). 

Ce n'est que vers la fin des années 70 que les mouvements féministes revisitèrent l'histoire des femmes ouvrières pendant la guerre, qui étaient déjà appelées à l'époque les "Rosies". Un documentaire de 1981 qui eut un certain succès, The Life and Time of Rosie the Riveter, entrecoupe des images d'archives avec des témoignages d'anciennes ouvrières. 


La soi-disant Rosie sur un timbre en 1999
Quelque part à cette époque, dans des circonstances que Google n'a pas été en mesure de préciser, le poster de "We can do it" a été exhumé et utilisé comme symbole de la lutte des femmes pour l'émancipation, sous le nom, qui pour être honnête était entre temps devenu un nom générique, de Rosie the Riveter.

Ironie de l'histoire, les femmes derrière ce symbole sont d'une part une veuve empêchée de faire une carrière de pilote, et d'autre part une mère de famille à qui on n'a jamais demandé la permission d'utiliser son image, sans parler de lui verser des royalties... Geraldine Doyle s'est reconnue par hasard sur le poster publié par un magazine en 1984. Depuis, sa renommée n'a cessé de croître,  (celle du poster, pas de Geraldine) jusqu'à devenir ce qu'on appelle maintenant une icône, reproduite, recyclée et détournée.



Rosie the action figure, Rosie l'incontournable t-shirt avec votre nom dessus, de Marge Simpson à Michelle Obama en passant par, récemment, Beyoncé, tout y est passé. Et encore je vous ai épargné Rosie le Zombie (We can chew it !). 


Norma Jeane Dougherty 26 juin 1945
Pour la petite histoire, Marilyn Monroe fut une véritable Rosie. Lorsqu'elle s'appelait encore Norma Jeane Mortenson, et tandis que son premier mari James Dougherty était appelé dans les Marines, elle travailla à la Radioplane Corporation de Van Nuys, Californie, qui comme son nom l'indique, fabriquait des petits avions télécommandés pour l'armée. Des drones en quelque sorte, comme c'est moderne !


Sources
http://www.pophistorydig.com/?tag=rosie-the-riveter-song
http://smoda.elpais.com/articulos/rosie-la-remachadora-la-historia-que-esconde-el-emblema-del-feminismo/5154
http://www.laterbloomer.com/rose-monroe
http://www.nytimes.com/1997/06/02/us/famed-riveter-in-war-effort-rose-monroe-dies-at-77.html

dimanche 6 avril 2014

La part du lion

Pomeroy n'est pas un vignoble de Bourgogne. C'est un village paumé de la municipalité de Msinga, province du Kwa-Zulu Natal, Afrique du Sud. Solomon Linda y naquit dans une famille pauvre en 1900. Il chantait avec ses copains dans les mariages, des chansons dans le style à la mode de l'époque, l'isicathamiya (n'essayez pas de le prononcer), un chant a cappella syncopé repris beaucoup plus tard par Ladysmith Black Mombaso. Ladysmith est un patelin du coin d'ailleurs.

Solomon partit chercher du travail à Johannesbourg en 1931. Il chantait toujours, dans une chorale qui s'appelait Evening Birds. Lorsque la chorale se sépara, il fonda un groupe du même nom avec ses potes, tous originaires de Pomeroy. Ils avaient belle allure avec leurs costards rayés et leurs chapeaux, et un certain succès. Solomon Linda était le compositeur et le soprano (le plus grand sur la photo).

Eric Gallo, un immigrant italien, avait fondé à JoBurg le seul studio d'enregistrement au sud du Sahara. Il repéra les Evening Birds et leur fit enregistrer plusieurs morceaux en 1939, dont l'un, improvisé dit-on, s'appelait Mbube.

Le 78 tours de Mbube fut le premier à vendre plus de 100.000 exemplaires en Afrique.
Sa renommée parvint jusqu'en Europe, puis jusqu'aux oreilles d'Alain Lomax, le "légendaire" historien de la musique populaire (ses archives ont été mises en ligne récemment), qui le fit écouter au non moins légendaire folk singer Pete Seeger, toujours sur les bons plans (voir ce blog : We Shall Overcome).

Pete Seeger entendit "Wimoweh" à a place de "Uyimbube" dans la version originale, et enregistra le morceau sous ce titre avec son groupe The Weavers, en 1952. Le disque mentionnait comme compositeur "Paul Campbell", un pseudonyme des Weavers.

La même année, dans la jungle terrible jungle de la production musicale, Solomon Linda céda le copywright de Mbube à Eric Gallo contre dix schillings (environ cinquante centimes d'euros d'aujourd'hui) et un emploi pour laver le parterre et servir le thé dans les entrepôts du studio.

Ca la fout mal pour Pete Seeger, gauchiste, ami des pauvres. Dans les années 2000, il a déclaré "je n'ai pas réalisé ce qui se passait, et je le regrette. J'ai toujours laissé de l'argent aux autres. J'ai été plutôt stupide." Plus tard il a affirmé avoir exigé de ses producteurs que Linda soit payé, et avoir personnellement adressé un chèque de mille dollars.

Wimoweh atteignit le Top 20 aux Etats-Unis. En 1959, le Kingston Trio enregistra une nouvelle version qui créditait la composition à Linda-Campbell. Enfin, en 1961, les producteurs Hugo & Luigi demandèrent à George David Weiss d'écrire des paroles pour Wimoweh.

Quelqu'un devait quand même se souvenir que Mbube signifie "le lion" en zoulou, puisque Weiss écrivit "The Lion Sleeps Tonight" pour les Tokens, qui devint le succès phénoménal que l'on connaît (et à mon avis la meilleure version à ce jour).

Au cours des deux années qui suivirent, plus de 150 "covers" furent enregistrées dans le monde, du Japon à la Finlande. Solomon Linda avait de nouveau disparu des crédits. Henri Salvador en personne écrivit les paroles en français dès 1962 pour "Le lion est mort ce soir". Et c'est ainsi que le lion est mort pendant son sommeil.

Pendant ce temps, les huit enfants de Solomon Linda subsistaient (ou pas) de porridge et de bouillon de pattes de poules. Deux d'entre eux moururent de malnutrition. Solomon lui-même mourut en 1962 d'une maladie des reins, avec l'équivalent de 22 dollars sur son compte en banque. Sa femme n'eut pas les moyens de lui payer une pierre tombale.

Et tout resta ainsi dans le meilleur des mondes possibles, durant trente ans.
En 1990 à l'expiration du copyright initial sur The Lion, George Weiss alla en justice pour récupérer l'intégralité des droits, face à divers producteurs. Au cours des débats, il apparut que Wimoweh n'avait pas été composée par Paul Campbell, puisqu'il était fictif, et que ce n'était pas non plus une chanson traditionnelle appartenant au domaine public, mais qu'elle avait bien un auteur. Weiss déclara qu'il avait toujours veillé à ce que la famille de Solomon Linda reçoive une part équitable (ah bon ?).

Le 1er janvier 1992, une cour d'arbitrage statua que les droits revenaient à Weiss, qui devait reverser 10% des royalties aux ayants-droit de Linda, juste au moment où le Lion allait être de nouveau propulsé dans une autre dimension grâce à Disney avec Le Roi Lion.

Si nous savons tout cela,  c'est grâce à Rian Malan, un journaliste sud-africain au coeur pur (qui a été appelé "le Hunter S. Thompson d'Afrique du Sud"), qui commença à s'intéresser à l'affaire dans les années 90. Il interviewa certains protagonistes, puis rendit visite aux filles survivantes de Solomon Linda à Soweto : Fildah, Elisabeth, Delphi et Adelaïde.

En rassemblant les papiers de la famille, il parvint à établir qu'elles avaient dû recevoir autour de 12.000 dollars en tout depuis 1991. C'était toujours la misère. Les quatre filles de Solomon vivaient dans une cabane avec une dizaine d'autres personnes, dont la plupart dormaient à même le sol ; la plus jeune, Adelaïde, tremblait de fièvre avec une infection qu'elle ne pouvait pas soigner faute d'argent. Rian Malan fit de son mieux pour expliquer toute l'histoire de ces inconnus américains qui s'étaient partagé le magot, leur apporta un tas de documents légaux incompréhensibles, et finalement leur donna une lettre dans laquelle George Weiss lui assurait que ses subordonnés déposaient la part "correcte et équitable" des bénéfices sur le compte de leur mère, "Mme Linda". Seul contretemps : elle était morte et enterrée depuis dix ans.

Rian Malan
Puis Rian Malan rentra chez lui et continua de faire son métier, ce qui aboutit à la parution, en 2000, d'un énorme et passionnant article en quatre parties, sous le titre "In the jungle", qui est reproduit ici.

Alors que l'article était sous presse, suivant l'expression consacrée, il reçut un appel des filles Linda, dans un état "de jubilation quasi-hystérique". Les deux premiers chèques pour un montant total de 12.000 dollars étaient arrivés à la banque.

L'article fit de Solomon Linda une cause célèbre : les reporters du monde entier affluèrent à la petite maison de Soweto. La BBC finança un documentaire sur son histoire. Le ministère de la culture sud-africain mit en place une task force... Un jeune avocat afrikaner du nom de Hanro Friedrich consacra bénévolement des milliers d'heures à reconstituer le parcours légal des droits d'auteur. Devant tant d'agitation, le PDG de Johnnic Entertainment, maison mère de Gallo Records, finit par annoncer en 2002 que sa société allait prendre en charge gratuitement la gestion des affaires des filles Linda, et placer à leur service le plus éminent spécialiste des droits d'auteur du pays.

Eminent en effet était le Dr Owen Dean, qui obtint en 2006 un arrangement (settlement) pour la reconnaissance des droits d'auteur de Solomon Linda et le paiement des royalties rétroactivement depuis 1987 "for an undisclosed amount", ainsi que le paiement des droits à venir. Les "experts de l'industrie" estiment que les droits pourraient valoir au moins quinze millions de dollars.




Sources : 
Livre : The Lion Sleeps Tonight and other stories of Africa. Rian Malan, Grove Press, 2012, 368 p.
Film : A Lion's Trail  South Africa 2002, 54 min.
by François Verster
http://longform.org/stories/in-the-jungle-rian-malan
http://performingsongwriter.com/lion-sleeps-tonight/
Afrik.com : la vengeance du lion 2004
http://www.npr.org/blogs/therecord/2012/03/28/148915022/alan-lomaxs-massive-archive-goes-online
http://research.culturalequity.org/home-audio.jsp
La plainte de Owen Dean, cabinet Spoor & Fisher
BBC : Disney settles Lion song dispute 16/02/2006

samedi 30 novembre 2013

Thanksgiving

Représentation "traditionnelle" de Thanksgiving
Les Européens n'ont au mieux qu'une vague notion de ce qu'est Thanksgiving, une fête du mois de novembre où les Etatsuniens se réunissent en famille pour manger de la dinde et des tartelettes.

Littéralement thanksgiving signifie action de grâce, et c'est un jour férié institué (à plusieurs reprises dans l'histoire des Etats-Unis, dont principalement par Lincoln en 1863) comme une journée nationale de prière.

Mais ce qui a piqué ma curiosité, c'est la petite histoire de Thanksgiving. Si vous demandez à un Américain ce que signifie cette fête, il vous racontera probablement que Thanksgiving commémore le repas offert aux Indiens par les pèlerins du Mayflower pour les remercier de leur aide. C'est ce qu'on lui a raconté quand il était petit.
Evidemment, l'histoire populaire de Thanksgiving appartient à une catégorie de mythes que l'on peut appeler "l'Histoire racontée aux enfants". L'équivalent Yankee de Charlemagne à la barbe fleurie rendant la justice sous son chêne, si vous voulez.

Mais que s'est-il véritablement passé à Plymouth en 1621 ?
Il est établi que les fameux pèlerins du Mayflower ont touché terre à Cape Cod en novembre 1620. Leur destination était la colonie anglaise de Jamestown en Virginie, mais leur bateau avait été dérouté par une tempête près de 800 km au nord, dans l'actuel état du Massachusetts, où il fait un froid de loup en hiver. Il passèrent l'hiver 1620 sur leur bateau, principalement occupés à mourir de froid, de faim, et du scorbut.

Au printemps ils s'installèrent dans un village abandonné par les Indiens, qu'ils baptisèrent Plymouth du nom de leur port de départ. Les Indiens évidemment n'étaient pas des Indiens, mais en l'occurrence des autochtones Wampanoag, et les pèlerins n'étaient pas non plus des pèlerins. Sur les 102 passagers, 33 étaient des "séparatistes" ou "dissenters" anglais fâchés avec l'église anglicane, et 67 étaient des Londoniens modestes cherchant fortune. C'est Lincoln encore qui avait du talent pour la communication, qui les appela "pèlerins" pour faire joli.
Il n'en restait que 53 en mars 1621 lorsqu'ils reçurent la visite de Massasoit, le sachem (chef) des Wampanoag, (en réalité son vrai nom aurait été Ousamequin, et Massasoit serait un titre qui lui-même signifie grand sachem, mais bref) accompagné d'un interprète du nom de Squanto, ou Tisquantum. Les aventures de Squanto sont fascinantes, il avait appris l'anglais après avoir été enlevé par un capitaine anglais, puis vendu comme esclave, racheté par des moines, puis avait réussi à rentrer chez lui pour trouver sa tribu anéantie par les conquistadors et les maladies.

En mars 1621, la colonie anglaise de Plymouth est dans une situation d'extrême faiblesse. La condition des Wampanoag n'est pas brillante non plus. Ils ont été décimés par les épidémies de maladies apportées par les Européens, la variole, ou peut-être la leptospirose. Quand je dis décimés c'est un euphémisme, puisque décimer veut dire littéralement tuer un dixième, or on estime que jusqu'à 90% des Wampanoag avaient péri au cours des années précédentes.  C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la région était dépeuplée et les Anglais avaient trouvé un village abandonné.

Massasoit et John Carver (wikicommons)
Massasoit signa un accord avec le chef des Anglais John Carver lui cédant un territoire de 49km². Il est probable que les Wampanoag n'avaient pas la notion de la propriété et se référaient plutôt au droit d'habiter le territoire et d'en tirer leur subsistance, ce qu'on appellerait aujourd'hui l'usufruit. Mais en tous cas, à propos de subsistance, les Wampanoag montrèrent surtout aux Anglais comment pêcher poissons et anguilles, chasser le gibier et planter le maïs. A ce titre, ils les ont sauvés d'une mort certaine.

A l'automne 1621, les pèlerins célèbrent leur première récolte. Il existe deux témoignages d'époque des pèlerins William Bradford et Edward Winslow. Voici ce qu'écrit ce dernier : "Notre récolte étant ramassée, notre gouverneur envoya quatre hommes à la chasse, de façon à ce que nous puissions nous réjouir ensemble de manière spéciale après avoir récolté les fruits de notre labeur. (...) A ce moment, entre autres récréations, nous nous entraînions avec nos armes à feu, un grand nombre d'Indiens venant parmi nous, et parmi eux leur plus grand roi Massasoit, avec quelques 90 hommes, que pendant trois jours nous avons reçus et nourris (whom for three days we entertained and feasted), et ils sont partis tuer cinq cerfs, que nous avons apportés à la plantation et offerts à notre gouverneur, notre capitaine et d'autres."

Comme on le voit il n'est nulle part question de messe d'action de grâce, bien qu'il soit fort possible qu'il y en ait eu une, "entre autres récréations", car les premiers pèlerins aussi bien anglais qu'espagnols rendaient grâce à Dieu à tout bout de champ pour le simple fait d'être encore vivants.

Maintenant ce qui est amusant c'est de comparer le récit de Winslow, qui a le mérite d'avoir été témoin oculaire de l'affaire, avec la version des Wampanoag.

Ramona Peters
En novembre 2012, une certaine Ramona Peters, directrice du département pour la préservation historique de la tribu Mashpee Wampanoag,  donne sa version dans une interview au site Indian Country Media Network. Elle raconte l'histoire comme si elle y avait participé personnellement. "Vous avez  probablement entendu parler de comment Squanto les avait aidés à planter le maïs ? Alors c'était leur première récolte, et il préparaient une action de grâce de leur côté. (...) Ils tiraient avec leurs fusils et leurs canons en guise de célébration, ce qui nous alerta parce que nous ne savions pas sur quoi ils tiraient. Alors Massasoit rassembla 90 guerriers et se présenta à Plymouth prêt au combat s'il le fallait, s'ils étaient en train de capturer nos gens. Ils ne savaient pas. C'étaient une mission de reconnaissance. Quand ils sont arrivés il fut expliqué par un interprète qu'ils célébraient la récolte, et nous avons décidé de rester pour nous assurer que c'était vrai. (...)

Pendant ces quelques jours, les hommes partirent chasser et rassembler de la nourriture, du cerf, des canards, des oies, du poisson. Il y avait là 90 hommes et à l'époque je pense qu'il ne restait que 23 survivants de ce bateau, le Mayflower, alors vous pouvez imaginer la peur. Ils [les colons] étaient vulnérables sur cette nouvelle terre, des nouveaux animaux, même les arbres, ces arbres n'existaient pas en Angleterre en ce temps là. Les gens oublient qu'ils venaient juste de débarquer et la côte était très différente de ce à quoi elle ressemble maintenant. Et leur culture - des nouveaux aliments, ils avaient peur de manger un tas de chose. Alors ils étaient très vulnérables et nous les avons en effet protégés, pas seulement soutenus mais protégés. Vous pouvez voir à travers leurs journaux qu'ils étaient toujours inquiets et, malheureusement, quand ils étaient nerveux ils étaient très agressifs."

Notons tout d'abord que les deux versions ne sont pas incompatibles. Finalement, on peut établir que les Wampanoag ont effectivement aidé les colons, lesquels ont fait une fête pour célébrer leur première récolte, et que les Wampanoag se sont pointés, attirés par les coups de feu. Ils ont peut-être échangé des présents de gibier en signe de paix. Ils ont peut-être festoyé ensemble, ou côte à côte, ce qui vu l'ambiance de l'époque devait déjà relever de l'exploit.

Bien entendu, il n'y a pas de raison d'accorder plus de crédit au récit des Wampanoag, qui ont leurs propres intérêts à donner un certain "spin" à l'histoire.
On est de toute façon loin de la légende des gentils pèlerins "invitant" les gentils Indiens pour les "remercier". C'était plutôt une paix armée, qui a tout de même duré 50 ans après cela, ce qui était remarquable en ces temps de massacres et de génocide.

Cette anecdote a été embellie puis mélangée on se sait quand avec la tradition des actions de grâce pour donner le Thanksgiving d'aujourd'hui. On note enfin que l'on ne trouve nulle trace de dinde dans l'aventure, encore moins de tarte à la noix de pécan ou de confiture d'airelles, vu que les Indiens n'avaient pas de sucre, et que les réserves apportées par les colons étaient depuis longtemps épuisées...

Les Wampanoag aujourd'hui (2012) en train de signer un accord
avec l'Etat de Massachusetts pour la construction d'un casino...



Sources : 
http://education-portal.com/academy/lesson/the-mayflower-plymouth-massachusetts-bay-colony.html#lesson
http://www.history.com/topics/thanksgiving
http://en.wikipedia.org/wiki/Thanksgiving_(United_States)
http://en.wikipedia.org/wiki/Wampanoag_people
http://www.plimoth.org/learn/MRL/interact/thanksgiving-interactive-you-are-historian
http://indiancountrytodaymedianetwork.com/2012/11/23/what-really-happened-first-thanksgiving-wampanoag-side-tale-and-whats-done-today-145807
http://brokenmystic.wordpress.com/2008/11/27/the-truth-about-thanksgiving-brainwashing-of-the-american-history-textbook/

mardi 20 août 2013

Anonymous et le masque

Je ne veux pas parler de l'association Anonymous, qui est un sujet fascinant très bien traité par le documentaire "We are Legion, the story of the Hacktivists". Pour ceux que ça intéresse, on le trouve très facilement sur internet, sous-titré en diverses langues.

Non, ce qui m'intrigue c'est le symbole d'Anonymous, le masque dit de Guy Fawkes. Pourquoi ce masque en plastique blanc, ce sourire interlope, cette moustache à la d'Artagnan ? Et qui est Guy Fawkes ?

L'histoire commence le 5 novembre 1605, lorsque Guy Fawkes est arrêté dans les sous-sols de la chambre des Lords, alors qu'il s'apprête à faire exploser 36 barrils de poudre.
Fawkes est loin d'être un révolutionnaire, c'est un fils de bourgeois protestants du Yorkshire, converti à un catholicisme homicide par son éducation à l'école Saint Peter de York, semblerait-il. Il s'engagea dans diverses armées catholiques et pourfendit les protestants aux Pays-Bas et en Espagne, avant de retourner en Angleterre pour ourdir l'assassinat du roi. Cet événement est connu dans l'histoire et la petite histoire anglaises sous le nom de "conspiration des poudres".

Au lieu de creuser un tunnel sous la chambre des Lords, ce qui est long et salissant, Fawkes et ses complices trouvèrent à louer une cave sous le bâtiment, comme c'est pratique. Fawkes étant l'expert en explosifs, c'est lui qui était dans la crypte avec la poudre. L'histoire ne dit pas s'il avait l'intention de survivre à l'explosion, ou s'il aurait plutôt dû être le patron des terroristes suicidaires : complot, guerre de religions, attentat, explosion, coup d'état... Ca me rappelle vaguement quelque chose, mais quoi ?

Après son arrestation, Fawkes fut abondamment torturé et condamné à mort. Il se tua en se jetant du haut de la plate-forme de l'échafaud plutôt que de subir sa condamnation à être "pendu, traîné puis écartelé".

Ce qui est sûr c'est que l'attentat (raté) de Guy Fawkes n'avait pas pour but d'instaurer la souveraineté populaire ou les lendemains qui chantent, mais de remettre sur le trône une dynastie papiste. Ceci dit, on comprend que l'idée de faire sauter toute la famille royale et une bonne partie de l'aristocratie d'un seul coup ait eu de quoi séduire quelques esprits tordus.

Guy Fawkes est devenu en Angleterre une sorte d'anti-héros folklorique. Tous les 5 novembre, la Guy Fawkes night, moitié carnaval, moitié Halloween, est une fête où les enfants promènent une effigie de Guy Fawkes en demandant "a penny for the Guy", que l'on brûle ensuite sur un bûcher, accompagné de feux d'artifice.

Pendant des siècles la fête a représenté un témoignage de loyauté envers la monarchie, une mise en garde du peuple contre l'ennemi intérieur, et aussi une manifestation férocement anti-catholique. Souvent l'effigie du pape était brûlée à la place de celle de Fawkes. A tel point que George Washington, alors commandant des forces américaines rebelles, interdit les Guy Fawkes nights par ordonnance du 5 novembre 1775, comme étant insultantes pour ses alliés canadiens.

Tout comme celle des mousquetaires, l'aventure de Guy Fawkes a inspiré de nombreux romans, chansons, poèmes et tableaux. Il est représenté avec un bouc, une moustache et un grand chapeau, ce qui était la mode de l'époque, et n'avait vraiment rien d'original, comme le montre le portrait de groupe ci-dessus.

Mais quittons le sanglant XVIIème siècle pour nous rendre en 1982 dans le Northamptonshire. Le génial et peu commode écrivain Alan Moore est en train de réfléchir à un scénario de bande dessinée pour le magazine Warrior, intitulé V. for Vendetta : dans un futur proche (1997 !), après une guerre nucléaire, le Royaume-Uni est un Etat policier dirigé par le parti Norsefire. V., un mystérieux révolutionnaire masqué, se dresse contre le gouvernement totalitaire.

Le dessinateur David Lloyd lui propose de faire de V. une réincarnation de Guy Fawkes ou quelqu'un qui adopte la personnalité de Fawkes. Son idée était, d'après son propre témoignage, de donner à V. l'apparence de l'effigie que l'on brûle pendant les Guy Fawkes nights.

Des costumes et masques de Guy Fawkes étaient vendus pour cette occasion dans les magasins de farces et attrapes, en même temps que les pétards et les feux d'artifice. Malheureusement c'était l'été, et David Lloyd n'en trouva nulle part, les magasins n'en avaient pas en stock avant le mois d'octobre. Lloyd dessina donc de mémoire une version stylisée du masque en question.

D'après lui le sourire est une sorte d'accident, il n'avait qu'un vague souvenir de ce à quoi le masque ressemblait, mais il se rappelait la moustache, ce qui lui suggéra cette espèce de sourire narquois.

26 épisodes de V. for Vendetta sont publiés dans le magazine Warrior de 1982 à 1985, date de la faillite de la publication. Entre temps Alan Moore avait été embauché par l'éditeur étazunien DC Comics, qui réédita et termina la série en couleurs à partir de 1988. La série a été publiée en français en 1989 et a gagné le prix du festival d'Angoulême du meilleur album étranger en 1990. Les droits sur la création originale appartiennent à Warner Brothers, propriétaire de DC Comics depuis 1969.

En 2006, la Warner produit une adaptation cinématographique de V. for Vendetta, écrite par les frères Wachowski, fameux scénaristes de Matrix. David Lloyd le trouve "merveilleux". Alan Moore le trouve "imbécile". Moore se fâche si fort avec Warner qu'il rompt toute collaboration avec DC Comics.

N'étant absolument pas fan de comics, et encore moins de films tirés de bandes dessinées, que je trouve en général d'une indigence intellectuelle pire que les films inspirés de roman, j'ai insisté pour voir ce film, l'année de sa sortie. Je m'en souviens très bien, j'étais à Madrid. J'avais lu une critique quelque part qui disait que le film n'était pas terrible, mais qu'il était "culturellement significatif". Significatif de quoi ? Ce n'était pas clair, mais cela m'avait suffisamment intriguée.

Je me souviens avoir trouvé le film plutôt pas mal (car je suis très bon public en fait, une fois assise dans la salle) sans être transcendant, esthétiquement très réussi (tu m'étonnes), et pas particulièrement intéressant. J'ignorais bien sûr tout ce qui s'était passé avant, sans parler de tout ce qui se passerait après... Boy ! Am I glad I have seen it now ! Et le critique qui a trouvé ce film "significatif" doit maintenant être vénéré par ses pairs comme un gourou !

Pendant ce temps, tout cela n'avait pas échappé aux merry hacksters d'Anonymous, fans de comics comme tous geeks qui se respectent, qui s'échangeaient des "memes" avec la figure de V. for Vendetta sur le forum 4chan. Lorsque Anonymous décida de lancer sa première grosse attaque à la fois sur internet et dans la vie réelle, c'était pour défendre youtube contre l'église de scientologie, en 2008.

Dans le film, une foule anonyme portant le costume de Fawkes représente le soulèvement de la population contre l'oppression.


C'est donc tout naturellement que le masque fut choisi par les manifestants venus protester devant les locaux de la scientologie dans tous les Etats-Unis, à l'appel de Anonymous. Le succès de la manifestation surprit les Anonymous, qui n'avaient jusque là aucune idée de combien de gens écoutaient leurs messages. C'est une belle histoire, qui est racontée en détails dans le film "We are Legion".

Comme d'habitude, the rest is history. Le masque est devenu le symbole de Anonymous, puis de Occupy Wall Street en 2011, puis de tout le monde protestant contre tout partout dans le monde.

Les auteurs Alan Moore et David Lloyd ont accueilli avec enthousiasme cette récupération, chacun dans leur style.

Alan Moore, dans son style anarchiste baroque inimitable (et intraduisible), a écrit en 2012 : "As for the ideas tentatively proposed in that dystopian fantasy thirty years ago, I'd be lying if I didn't admit that whatever usefulness they afford modern radicalism is very satisfying. In terms of a wildly uninformed guess at our political future, it feels something like V for validation."

Lloyd, qui montre dans les interviews une exubérance bon enfant, trouve tout ça "fantastique".
Il a rendu visite aux campeurs de Zucotti Park en 2011, à l'invitation d'auteurs de BD qui ont créé Occupy Comics, un groupe qui publie des comics inspirés par le mouvement Occupy. Deux numéros sont parus en 2012 sur internet, et le groupe s'enorgueillit de compter parmi ses membres à la fois David Lloyd et Alan Moore, ainsi que le monument vivant Art Spiegelman.

Encore une bien belle histoire. Mais moi, vous me connaissez, je suis pragmatique. Je voudrais aussi savoir d'où viennent les masques de Guy Fawkes.

Les ventes de masques de Guy Fawkes sont estimées à plus de 200.000 par an (seulement ceux qui sont fabriqués sous licence). Time Warner, la maison mère de Warner Bro., en tant que propriétaire des droits sur le design, encaisse une pourcentage sur chaque vente. L'ironie de la situation ne vous aura pas échappé.

Les masques sont fabriqués par Rubie's, la plus grosse entreprise de déguisements au monde. Rubie's est une société fondée en 1951 par Rubie and Tillie Beige (c'est leur nom) dans le Queens à New York sous le nom de Rubie's Candy Store, magasin de bombons et de farces et attrapes. C'est aujourd'hui une puissante multinationale qui appartient toujours à la famille Beige.

Déjà en 2011, Howard Beige (je ne m'en lasse pas) directeur exécutif de Rubie's, déclarait au New York Times vendre plus de 100.000 exemplaires par an de Guy Fawkes, comparé à environ 5000 exemplaires par an pour les autres masques. Il disait aussi que les masques étaient fabriqués "au Mexique et en Chine".

Hum, well, why not ? Tous les produits de consommation de masse sont fabriqués en Chine : les tours Eiffel en plastique, les bustes de Lincoln, les boules à neige du Taj Mahal. Les drapeaux à l'effigie de Che Guevara.

Nous savons déjà que les grossistes ne sont pas particulièrement adeptes de la transparence en ce qui concerne les conditions de fabrication de leurs produits. Et le reporter du NY Times n'a pas jugé opportun de poser la question à M. Beige.

Tout ce que j'ai trouvé sur internet est cette photo anonyme, elle aussi. Là encore, je vous laisse apprécier l'ironie.

Conclusion : le masque de Guy Fawkes est un symbole mondial de révolte populaire tiré d'un film à gros budget d'Hollywood, version abâtardie d'une bande dessinée britannique, elle même inspirée de très loin par une manifestation folklorique qui est le lointain souvenir d'un événement survenu en 1605. Ca c'est de l'histoire de la culture populaire...



Sources : 
Wikipédia, Wikimedia Commons
Interview de David Lloyd dans le International Business Times, 11 juin 2013
http://harpers.org/blog/2007/11/happy-counterterrorism-day/
http://www.findingdulcinea.com/news/on-this-day/November/Gunpowder-Plot-Foiled.html
Moore slams V. for Vendetta movie, Comic Book Resources, 23 mai 2005
Dozens of masked protesters blast Scientology Church, The Boston Globe, 11 février 2008
V for Vendetta and the rise of Anonymous, by Alan Moore, BBC news, 10 février 2012
Masked Protesters Aid Time Warner's Bottom Line, The New York Times, 28 août 2011
http://www.retail-merchandiser.com/index.php/reports/licensing-reports/676-rubies-costume-co-inc

dimanche 4 août 2013

28 août 1963 : la marche vers Washington pour le travail et la liberté

A. Philip Randolph en 1963
A. Philip Randolph était le président et fondateur  en 1925 du premier syndicat représentant des travailleurs noirs des Etats-Unis, the Brotherhood of Sleeping Car Porters, la confrérie des employés de wagons-lits.  Il était en 1941 l'organisateur du "March on Washington Movement" qui avait obtenu de Roosevelt l'abolition de la ségrégation raciale dans l'industrie de l'armement, avant que la marche ait effectivement lieu.

En 1963, c'est le centenaire de la proclamation d'émancipation des esclaves par Abraham Lincoln. Le mouvement pour les droits civiques prend de l'ampleur depuis 1961. A 74 ans, Philip Randolph est un monument de la défense des droits civiques. Il est vice-président de l'AFL-CIO, American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations, la plus puissante fédération syndicale du pays. Il se dit qu'il est temps de remettre ça.

Les organisateurs de la Marche, appelés collectivement The Big Six, sont outre Philip Randolph, James Farmer, fondateur de CORE, the Congress for Racial Equality, et organisateur des fameux Freedom RidesJohn Lewis, qui à 23 ans à l'époque était président du SNCC, Student Nonviolent Coordinating Committee (il est aujourd'hui représentant démocrate élu au Congrès pour la circonscription d'Atlanta depuis 1987) ; Martin Luther King, que l'on ne présente plus ; Roy Wilkins, président de la NAACP, National Association for the Advancement of Colored People, la plus ancienne, puissante et vénérable association de défense des noirs américains, fondée en 1909 ; Whitney Young, président de la National Urban League.

Bayard Rustin en 1963
Le responsable de la logistique était Bayard Rustin, un autre vétéran de la lutte pour les droits civiques, et compagnon de route de Randolph depuis plus de vingt ans. Il avait avec lui rencontré le président Roosevelt pour négocier le Fair Employment Act en 1941.

Pionnier de la lutte contre la ségrégation raciale dans les transports en commun, il fut arrêté et battu par la police en 1942 pour avoir refusé de s'asseoir au fond d'un bus dans le Tennessee. C'est la même année qu'il aida James Farmer à fonder le Congrès pour l'Egalité Raciale.

Pacifiste, Rustin fut emprisonné au pénitencier fédéral de Lewisburg pour avoir refusé d'effectuer le service militaire. Il y organisa promptement des manifestations contre la ségrégation raciale à la cantine !
Admirateur de Gandhi, Rustin fut par la suite arrêté plusieurs fois pour des manifestations contre le régime colonial anglais en Inde et en Afrique.

Philip Randolph et Bayard Rustin furent parmi les principaux mentors de Martin Luther King.
En 1957, Randolph avait organisé avec Luther King le "Prayer Pilgrimage for Freedom" qui avait rassemblé 25.000 personnes au Lincoln Memorial de Washington pour... prier le gouvernement Eisenhower de faire respecter la déségrégation dans les écoles publiques, telle qu'ordonnée par la décision de la Cour Suprême "Brown v/ Board of Education" trois ans auparavant. Le discours en forme de prière de Luther King ce jour-là, "Give us the Ballot", fut très remarqué et contribua à faire de lui l'un des principaux leaders du mouvement noir.

Birmingham, Alabama, 3 mai 1963
Parallèlement, Bayard Rustin descendit dans l'Alabama pour apprendre à Luther King à organiser des manifestations pacifiques et à développer des alliances avec les organisations blanches progressistes.

Mais l'Alabama c'était autre chose que Washington : pendant le printemps et l'été 1963, la télévision montra à tout le pays et au monde les militants non-violents en train de se faire piler par la police et par le Ku Klux Klan à Montgomery et à Birmingham. Bayard Rustin commenta plus tard : "Birmingham fut l'une des plus belles heures de la télévision. Soir après soir, la télévision faisait rentrer dans le salon des Américains toute la violence, la brutalité, la stupidité, et la laideur des efforts [du commandant de police] Eugene "Bull" Connor pour maintenir la ségrégation raciale."

C'était la honte pour l'administration Kennedy qui passa la surmu pour rédiger un nouveau projet de loi sur la protection des droits civiques. Dans un discours à la télévision et à la radio le 11 juin 1963, John Kennedy annonça pour 1964 une nouvelle législation sur l'égalité des droits.

Tout ça pour montrer que les organisateurs de la marche sur Washington came a long, long way. Ils étaient de grands professionnels de ce qu'on appelle aux Zuesses le grassroot activism, et dans la parlance actuelle l'expression de la société civile. L'expression non-violente. Notons parmi les absents de l'organisation Malcolm X, qui compara la marche sur Washington à un pique-nique dans le parc.

Une dernière remarque avant de marcher sur Washington : Philip Randolph, Bayard Rustin et James Farmer étaient socialistes. Randolph était athée. Rustin était homosexuel, raison pour laquelle il ne figurait pas officiellement parmi les organisateurs de la marche.

Bayard Rustin forma et dirigea une équipe de 200 militants pour faire la publicité de la marche, recruter les marcheurs et organiser leur transport. 2000 autobus, 21 trains spéciaux, 10 avions charters et d'innombrables voitures se rendirent à Washington le 28 août. Rustin recruta aussi 4000 volontaires pour le service d'ordre.

Pendant ce temps, le reste du pays était occupé à flipper sa race, c'est le cas de le dire. La presse était majoritairement convaincue qu'il était impossible de rassembler plus de 100.000 militants noirs sans provoquer des incidents et probablement des émeutes. Le Pentagone posta 19.000 soldats prêts à intervenir dans les faubourgs de Washington. Les prisons des alentours avaient transféré leurs détenus ailleurs pour faire de la place en cas d'arrestation de masse. La ville de Washington avait interdit toute vente de boisson alcoolique (les nègres étant tous des boit-sans-soif, c'est bien connu) et les hôpitaux avaient reporté toutes les opérations chirurgicales non urgentes pour pouvoir soigner les blessés dans d'éventuelles émeutes. Ambiance...

On estime de 200 à 300.000 personnes les manifestants qui défilèrent depuis le Washington Monument jusqu'au Lincoln Memorial, pour les trois quarts noirs et pour un quart "sympathisants".
A la lecture du programme, on est étonné (en tous cas quand on est français) par la présence massive des leaders religieux : l'archevêque de Washington ; Eugene Blake, pasteur presbytérien et secrétaire général du Conseil Oecuménique des Eglises (protestantes, crois-je comprendre) ; le révérend Luther King, bien sûr, et deux rabbins. C'étaient la belle époque où les juifs des Etats-Unis étaient démocrates.

La seule femme invitée à s'exprimer, Myrlie Evers, veuve du militant Medgar Evers, assassiné au Mississipi quelques semaines plus tôt, n'est pas venue et son discours d'hommage aux femmes militantes fut lu par Bayard Rustin. Finalement la seule femme à prendre la parole dans les remarques préliminaires fut Josephine Baker.

James Farmer, qui était en prison, fut remplacé par Floyd McKissick. Les intermèdes musicaux étaient assurés par Mahalia Jackson, Peter Paul and Mary, Bob Dylan et Joan Baez. Au chapitre people on pouvait voir toutes les (rares) célébrités noires de l'époque, des joueurs de base ball, l'écrivain James Baldwin, les acteurs et chanteurs Samy Davis Jr, Harry Belafonte, Sidney Poitier et leurs amis Marlon Brando et... Charlton Helston.

Dans l'esprit de Randolph, la Marche était destinée à appuyer l'effort de l'administration Kennedy pour faire passer une législation protégeant les droits des afro-américains. Mais d'autres intervenants critiquèrent dans leurs discours le projet du gouvernement comme étant insuffisant, "too little and too late". Le dernier discours du programme était celui de Martin Luther King, qui est resté célèbre sous le titre : "I have a dream".

Les discours prononcés pendant la marche sur Washington, et particulièrement celui de King, retransmis en direct à la télévision, reçurent une couverture médiatique exponentiellement plus importante que tous les événements organisés auparavant. 1700 correspondants de presse spéciaux avaient été envoyés en plus des journalistes de Washington, et plus de 500 reporters de télévision, bien plus que pour l'inauguration de John Kennedy au même endroit deux ans auparavant.

Dans la culture populaire, le seul personnage qui subsiste de cette aventure est Martin Luther King, en partie à cause de son assassinat spectaculaire quelques années plus tard. C'est une idée reçue que de considérer que le discours de King fut "instrumental" comme on dit en anglais, dans le vote des lois sur les droits civiques l'année suivante. Je suis aussi fan du Dr King que n'importe qui (pour l'intégralité de son discours, voir What was is dream again ? 12 octobre 2007) mais je trouve que les autres leaders du mouvement, particulièrement Philip Randolph et Bayard Rustin sont injustement oubliés.

Anyway, ce qui arriva par la suite fut que John F. Kennedy fut comme on sait empêché de tenir sa promesse par un fâcheux contretemps :  son propre assassinat trois mois plus tard, le 22 novembre 1963.
Dans son premier discours au Congrès le 27 novembre 1963, le Président par intérim Lyndon Johnson déclara : "Aucune prière, aucun hommage ne pourrait honorer la mémoire du président Kennedy avec plus d'éloquence que le vote le plus tôt possible de la loi sur les droits civiques pour laquelle il a lutté pendant si longtemps." Après ça même les plus avides ségrégationnistes renoncèrent à s'opposer au passage du Civil Rights Act qui fut promulgué le 2 juillet 1964. Cette loi interdit toute forme de ségrégation basée sur "la race, la couleur, la religion ou l'origine nationale" dans les lieux publics.
Cette loi fut critiquée pour ce qu'elle ne contenait pas, notamment des dispositions de lutte contre la brutalité policière, et contre la discrimination des employeurs privés, qui continuent d'être un souci aujourd'hui.

En 1965, le Voting Rights Act finira d'éliminer la plupart des conditions d'accès au droit de vote autres que la citoyenneté, telles que les tests de lecture.

Une nouvelle marche sur Washington est annoncée par les syndicats (ou ce qu'il en reste) le 24 août 2013 pour commémorer le cinquantenaire.

Oh, et j'oubliais : la Marche sur Washington pour le travail et la liberté du 28 août 1963 s'est déroulée sans aucun incident...



Sources : Wikipedia english
Charles Euchner : Nobody Turn Me Around - A People's History of the 1963 March on Washington - Random House, 2010 
William P. Jones : The March on Washington: Jobs, Freedom and the Forgotten History of Civil Rights - W.W. Norton & Co, 2013
http://www.dissentmagazine.org/article/the-forgotten-radical-history-of-the-march-on-washington
King Institute Encyclopedia, Standford University
Southern Spaces
Pour plus d'images : Life-Time photo archive - Wikipedia Gallery
Internet Archives : video de la Marche sur Washington
Sur l'hymne de la Marche sur Washington, ce blog, We Shall Overcome, 10 novembre 2008