vendredi 7 septembre 2018

Le rhinocéros et la Révolution

Dans l'une des 1500 pièces du Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, dite la petite salle à manger, se tient cette charmante horloge, cadeau de Louis-Philippe au tsar Nicolas 1er, paraît-il. Elle est de style Louis XV, nous dit Christie's, qui en vendit naguère une similaire pour 49.500 euros, et qui s'y connaît en styles. 

Le rhinocéros, debout sur son socle en bois doré, portant l'horloge de M. L'Aisné à Paris (c'est écrit dessus) sur son dos, ainsi que ce qui semble être un jeune japonais hilare brandissant une ombrelle, entouré de fioritures non moins dorées, coula des jours peut-être heureux, en tous cas paisibles, pendant près de 80 ans. C'est une chance que la longévité des rhinocéros, surtout en bronze, ne soit plus à démontrer. 

Le Palais d'Hiver, comme chacun sait, fut la résidence officielle des tsars de Russie jusqu'à la révolution. L'immense tarte à la crème palais de style baroque pétrovien actuel date peu ou prou de 1760. En réalité, les tsars, qui étaient la proie de tentatives d'assassinat en veux-tu en voilà, n'habitaient plus le Palais d'Hiver depuis 1880 pour des raisons de sécurité, et n'y venaient que pour des cérémonies et grandes occasions. En 1904, le tsar Nicolas II et sa femme Alix, qui avait tendance à faire la gueule, et trouvait que "Saint-Pétersbourg était une ville pourrie", s'installèrent définitivement à Tsarkoïe Selo.

Mais leurs ennuis ne faisaient que commencer. En 1905, une manifestation pacifique se rend au palais d'hiver pour porter ses doléances au tsar (ignorant qu'il n'y est pas). La garde tire sur la foule et fait une centaine de morts. Ce dimanche rouge est le début de la fin de l'ancien régime. 

En 1913, la célébration du tricentenaire de la dynastie des Romanov est morose. En 1914, c'est la guerre. Le tsar et sa femme se tiennent frigorifiés sur un coin de balcon du palais d'hiver pour saluer l'armée mobilisée qui défile sur la place, tandis que derrière eux on remise les meubles du palais pour convertir les salons de réception en hôpital pour le retour des blessés. 

Les anciens appartements des membres de la famille impériale servirent de logements pour le personnel médical. Le rhinocéros lui, resta tranquillement sur son manteau de cheminée, car s'agissant de la salle à manger de l'empereur lui-même, on n'y avait pas lâché des infirmières, même pour la bonne cause.

Dès 1915, ça va très mal pour la Russie. Le tsar part au front, laissant sa femme faire n'importe quoi avec son copain Raspoutine. En février 1917*, à Pétrograd, comme on disait à l'époque, les soldats déserteurs unissent leurs forces avec les ouvriers en grève et les révoltés de la faim. Nicolas II abdique trois jours plus tard. 

Toute la famille Romanov est embastillée à Ekaterinenbourg. Le gouvernement provisoire s'installe au Palais d'hiver, en même temps que se crée son rival bolchévique le soviet de Pétrograd. Le gouvernement provisoire siège dans le salon de malachite, une assez grandiose affaire dans la partie nord est du palais, qui sert toujours d'hôpital à ce moment là. 

Pendant tout l'été 1917, les bolchéviques gagnent du terrain (politique et agricole). C'est l'époque du fameux slogan dont je me sers encore pour donner de l'urticaire aux réacs : "Tout le pouvoir aux Soviets !" Le soir du 6 novembre, c'est la Révolution d'Octobre*. Les gardes rouges prennent d'assaut le palais d'hiver (sans trop de grabuge, contrairement au portrait épique qu'en fera Eisenstein quelques années plus tard).

Les treize ministres de plus en plus provisoires quittent le salon de malachite et se réfugient dans la pièce à côté, qui n'est autre que la petite salle à manger. Après de longues déambulations dans les interminables couloirs obscurs du palais, une poignée de  soldats et marins finissent par les débusquer et les placer en état d'arrestation. Le rhinocéros assiste impavide à cette scène historique. Quelqu'un arrête l'horloge pour marquer l'heure de la Révolution with a big R. Il est 2H10 du matin.

Après ça, ma foi, plus rien n'a changé dans la petite salle à manger pendant longtemps. Le palais d'hiver fut rapidement converti en musée, et les visiteurs, enthousiastes du goulag ou nostalgiques des koulaks, admirèrent au fil des lustres l'horloge qui marque la fin ou la naissance d'une époque. Le rhinocéros, lui, il s'en fout, il a connu la Révolution de 1789, les empires des Napoléons, la restauration, alors un autre empire, une autre révolution, une autre république, bof, ça le laisse froid comme le marbre qui surabonde autour de lui.

Tout ça nous mène en 2017 : la Russie soviétique n'est plus qu'un lointain souvenir. Environ 45% de la population russe a moins de 35 ans et n'a jamais connu les Soviets. Le gouvernement de Poutine s'abstient ostensiblement de rappeler à ses administrés déjà pas mal déprimés le centenaire de la Révolution d'Octobre. Les commémorations brillent par leur absence. 


Mais Mikhail Borisovitch Piotrovsky, lui, est né en 1944. Il est directeur du musée de l'Ermitage, et il n'a pas oublié. (Il a d'ailleurs succédé à son père à ce poste, ce qui fleure un peu l'ancien régime.)

C'est sous la pression de ses collègues de l'Ermitage hors les murs d'Amsterdam que Piotrovsky se décide à organiser quand même une exposition sur la révolution, du 25 octobre 2017 au 4 février 2018. Pour l'inauguration, la façade du Palais d'Hiver est illuminée d'un rouge révolutionnaire, ou sanglant. 

L'exposition est un travail d'équilibriste qui consiste à ne surtout pas faire l'apologie ni de la révolution ni de l'empire. La scénographie est confiée à une entreprise hollandaise, ce qui vaut probablement mieux pour tout le monde. Piotrovsky, lui, va répétant qu'il ne fait pas de politique.

Cependant, dans la nuit du 26 au 27 octobre 2017, faisant fi du calendrier  grégorien*, Piotrovsky organisa une cérémonie dans la petite salle à manger, où il remit solennellement en marche l'horloge au rhino. "J'ai pensé simplement que ce serait une bonne façon de commémorer l'événement" a-t-il déclaré innocemment au Times de Londres. 

Mais une bonne âme s'est fendue de traduire du russe des extraits de son discours rapportés dans la Rossykaya Gazeta : "Oui, ce fut un événement, la révolution. Mais c'est fini. Nous n'avons pas besoin d'entrer dans de nouveau cycles révolutionnaires, parce que l'histoire qui se répète se transforme en farce. Nous avons enterré la révolution. Nous devons l'enterrer soigneusement pour qu'elle ne puisse pas ressortir." (Oh putain ! NDLR)

Bon, ben, il ne l'envoie pas dire, comme disait ma grand-mère. Mais le plus ironique, c'est que son discours contient encore ou en tous cas fait allusion à une citation de Karl Marx : "tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce." C'est dans Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, et Marx citait lui-même Hegel, mais ne nous égarons pas.

Ah la la on ne refait pas une éducation à l'Université de Leningrad, hein Mikhail ? Dans un autre interview, Piotrovsky a déclaré que le Palais d'Hiver "nous montre que nous ne sommes tous que des insectes aux yeux de l'Histoire." (Les déclarations sont hasardeusement traduites du russe en anglais pas des sources peu fiables, puis en français par moi.) Ca c'est bien vrai. On est obligé d'être d'accord avec le bon docteur Piotrovsky. Nous ne sommes que des insectes au yeux de l'Histoire. Ou même pas. Peut-être seulement des acariens. Et vous savez quoi ? Aux yeux des rhinocéros aussi. Surtout en bronze.


 

*La Russie tsariste comptait toujours les dates avec le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien adopté en France et pays catholiques voisins en 1582. C'est d'ailleurs les soviets qui passèrent au calendrier grégorien, alors que l'église orthodoxe russe conserve encore le calendrier julien.

Sources :
Wikipédia
Twitter 
 http://hermitage--www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/?lng=fr
 https://www.theartnewspaper.com/news/the-hermitage-s-big-russian-revolution-show-nearly-didn-t-happen
https://www.theguardian.com/culture/2016/feb/07/mikhail-piotrovsky-hermitage-museum-director-russia-interview
 https://www.thetimes.co.uk/article/clock-of-russian-revolution-restarts-jc2vtz0mq
  http://tass.com/society/972750
 https://www.calvertjournal.com/news/show/9170/hermitage-re-starts-clocks-stopped-russian-revolution



samedi 21 avril 2018

Portrait officiel

A Washington, dans la National Portrait Gallery, l'un des nombreux musées Smithsonian de la ville, se trouve entre autres choses la galerie nationale des portraits qui lui donne son nom, qui l'eût cru.

Peu fréquentée par les touristes étrangers, elle arbore les portraits de tous les chefs d'Etat américains, bien sagement en rang d'oignon, par ordre chronologique. C'est une tradition très anglo-saxonne, les Anglais font ça avec leurs rois, les Français moins, étant plutôt enclins à les raccourcir qu'à leur tirer le portrait.

Anyway, c'est au début de l'année 2018 que le portrait officiel de Barack Obama est venu s'ajouter à la collection, et oh boy, a-t-il fait parler de lui... En réalité, ce n'est pas le premier portrait "moderne", au sens de non académique,  de la galerie, ceux de John Kennedy et de Bill Clinton s'étant déjà écartés du modèle traditionnel.

Barack Obama a choisi un artiste américain d'origine nigériane (et ouvertement gay comme ils disent là-bas), Kehinde Wiley, qui est connu pour peindre des portraits de gens ordinaires, noirs ou métis, dans les positions héroïques où l'on ne voit d'habitude que des blancs, rois et empereurs à cheval, saints et évêques sur des vitraux. En 2016, une exposition Kehinde Wiley intitulée "Lamentations" au Petit Palais à Paris montrait dix oeuvres monumentales inspirées de l'art religieux.

Le problème, c'est que Barack Obama était déjà glorieux, et ne voulait pas des symboles classiques de la puissance, même détournés ou ironiques. Comme il l'a dit lui-même, "j'ai assez de problèmes politiques sans qu'on me fasse ressembler à Napoléon !".

En effet, un fameux portrait de homeboy inspiré du tableau de Jacques-Louis David  Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard peut être admiré au musée de Brooklyn, portant un pantalon de camouflage, un t-shirt et un bandana blancs, et des chaussures de marche Timberland aux pieds.

Incidemment c'est ce même tableau de David, ou tout au moins ce même cheval qui a été peint par Banksy à Paris le mois dernier, mais c'est une autre histoire.

Or donc point de cheval, de sabre, d'aura ni de goupillon pour Barack, mais une chaise sur fond de végétation fort verte et kitch avec des petites fleurs, sur laquelle il semble superposé, presque en lévitation.

Le message est-il écologique ? Regardez bien ces jolie feuilles vertes car bientôt vous n'en aurez plus ? Pas seulement, car à y regarder de plus près, les exégètes ont identifié les fleurs en question.

Les fleurs bleues ou mauves que l'on voit en bas sont des agapanthes, appelées en anglais lis du Nil ou lis d'Afrique, censées évoquer l'origine kényane du président. En réalité ce sont des plantes originaires non pas du Kenya mais du cône sud de l'Afrique ou elles sont endémiques, Afrique du sud, Lesotho, Swaziland et Mozambique, mais bon il est pas botaniste non plus Kehinde. Le mot agapanthe vient du grec agape, l'amour, et anthos, le fleur, c'est tout-à-fait délicieux.

Le Pikake, appelé jasmin arabe, est une espèce de jasmin qui n'est pas du tout d'origine arabe, mais qui paraît-il prospère à Hawaii, où Barack a passé sa jeunesse, comme chacun sait. Le jasmin arabe, de son nom latin jasminum sambac, est né dans l'Himalaya, puis il s'est répandu en Inde et en Chine où il a parfumé le thé et les belles dames, puis a conquis toutes les zones tropicales humides.

C'est la fleur nationale des Philippines, sous le nom de sampaguita. Les Perses et les Arabes raffolaient de l'essence de jasmin, c'est pourquoi la plante porte encore le nom de sambac qui vient de l'arabe médiéval zampaq, qui signifiait huile de fleur de jasmin.

Le chrysanthème est la fleur officielle de la ville de Chicago, et je vais tout de suite vous épargner les remarques narquoises sur le taux de mortalité par homicide de Chicago puisque le chrysanthème n'est pas aux Etats-Unis, comme en Europe, associé aux cimetières.

Enfin, le président est représenté dans une tenue relativement décontractée, le col de sa chemise ouvert, et le buste légèrement incliné vers le spectateur, dans une posture avenante qui contraste avec la cambrure habituelle des personnages importants, comme Napoléon, justement.

Mise à jour en novembre 2018 : je découvre  cette photographie de Nelson Mandela prise par Micheline Pelletier en 1999. Le prix Nobel de la paix est assis sur une chaise aux pieds contournés, dans le jardin de sa maison à Johannesbourg, sur un fond de haie feuillue et fleurie.
Coïncidence ? I don't think so...
Les droits appartiennent à l'agence Sygma et la photo est en ligne sur le site de l'Assemblée Nationale.






Sources :