samedi 30 novembre 2013

Thanksgiving

Représentation "traditionnelle" de Thanksgiving
Les Européens n'ont au mieux qu'une vague notion de ce qu'est Thanksgiving, une fête du mois de novembre où les Etatsuniens se réunissent en famille pour manger de la dinde et des tartelettes.

Littéralement thanksgiving signifie action de grâce, et c'est un jour férié institué (à plusieurs reprises dans l'histoire des Etats-Unis, dont principalement par Lincoln en 1863) comme une journée nationale de prière.

Mais ce qui a piqué ma curiosité, c'est la petite histoire de Thanksgiving. Si vous demandez à un Américain ce que signifie cette fête, il vous racontera probablement que Thanksgiving commémore le repas offert aux Indiens par les pèlerins du Mayflower pour les remercier de leur aide. C'est ce qu'on lui a raconté quand il était petit.
Evidemment, l'histoire populaire de Thanksgiving appartient à une catégorie de mythes que l'on peut appeler "l'Histoire racontée aux enfants". L'équivalent Yankee de Charlemagne à la barbe fleurie rendant la justice sous son chêne, si vous voulez.

Mais que s'est-il véritablement passé à Plymouth en 1621 ?
Il est établi que les fameux pèlerins du Mayflower ont touché terre à Cape Cod en novembre 1620. Leur destination était la colonie anglaise de Jamestown en Virginie, mais leur bateau avait été dérouté par une tempête près de 800 km au nord, dans l'actuel état du Massachusetts, où il fait un froid de loup en hiver. Il passèrent l'hiver 1620 sur leur bateau, principalement occupés à mourir de froid, de faim, et du scorbut.

Au printemps ils s'installèrent dans un village abandonné par les Indiens, qu'ils baptisèrent Plymouth du nom de leur port de départ. Les Indiens évidemment n'étaient pas des Indiens, mais en l'occurrence des autochtones Wampanoag, et les pèlerins n'étaient pas non plus des pèlerins. Sur les 102 passagers, 33 étaient des "séparatistes" ou "dissenters" anglais fâchés avec l'église anglicane, et 67 étaient des Londoniens modestes cherchant fortune. C'est Lincoln encore qui avait du talent pour la communication, qui les appela "pèlerins" pour faire joli.
Il n'en restait que 53 en mars 1621 lorsqu'ils reçurent la visite de Massasoit, le sachem (chef) des Wampanoag, (en réalité son vrai nom aurait été Ousamequin, et Massasoit serait un titre qui lui-même signifie grand sachem, mais bref) accompagné d'un interprète du nom de Squanto, ou Tisquantum. Les aventures de Squanto sont fascinantes, il avait appris l'anglais après avoir été enlevé par un capitaine anglais, puis vendu comme esclave, racheté par des moines, puis avait réussi à rentrer chez lui pour trouver sa tribu anéantie par les conquistadors et les maladies.

En mars 1621, la colonie anglaise de Plymouth est dans une situation d'extrême faiblesse. La condition des Wampanoag n'est pas brillante non plus. Ils ont été décimés par les épidémies de maladies apportées par les Européens, la variole, ou peut-être la leptospirose. Quand je dis décimés c'est un euphémisme, puisque décimer veut dire littéralement tuer un dixième, or on estime que jusqu'à 90% des Wampanoag avaient péri au cours des années précédentes.  C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la région était dépeuplée et les Anglais avaient trouvé un village abandonné.

Massasoit et John Carver (wikicommons)
Massasoit signa un accord avec le chef des Anglais John Carver lui cédant un territoire de 49km². Il est probable que les Wampanoag n'avaient pas la notion de la propriété et se référaient plutôt au droit d'habiter le territoire et d'en tirer leur subsistance, ce qu'on appellerait aujourd'hui l'usufruit. Mais en tous cas, à propos de subsistance, les Wampanoag montrèrent surtout aux Anglais comment pêcher poissons et anguilles, chasser le gibier et planter le maïs. A ce titre, ils les ont sauvés d'une mort certaine.

A l'automne 1621, les pèlerins célèbrent leur première récolte. Il existe deux témoignages d'époque des pèlerins William Bradford et Edward Winslow. Voici ce qu'écrit ce dernier : "Notre récolte étant ramassée, notre gouverneur envoya quatre hommes à la chasse, de façon à ce que nous puissions nous réjouir ensemble de manière spéciale après avoir récolté les fruits de notre labeur. (...) A ce moment, entre autres récréations, nous nous entraînions avec nos armes à feu, un grand nombre d'Indiens venant parmi nous, et parmi eux leur plus grand roi Massasoit, avec quelques 90 hommes, que pendant trois jours nous avons reçus et nourris (whom for three days we entertained and feasted), et ils sont partis tuer cinq cerfs, que nous avons apportés à la plantation et offerts à notre gouverneur, notre capitaine et d'autres."

Comme on le voit il n'est nulle part question de messe d'action de grâce, bien qu'il soit fort possible qu'il y en ait eu une, "entre autres récréations", car les premiers pèlerins aussi bien anglais qu'espagnols rendaient grâce à Dieu à tout bout de champ pour le simple fait d'être encore vivants.

Maintenant ce qui est amusant c'est de comparer le récit de Winslow, qui a le mérite d'avoir été témoin oculaire de l'affaire, avec la version des Wampanoag.

Ramona Peters
En novembre 2012, une certaine Ramona Peters, directrice du département pour la préservation historique de la tribu Mashpee Wampanoag,  donne sa version dans une interview au site Indian Country Media Network. Elle raconte l'histoire comme si elle y avait participé personnellement. "Vous avez  probablement entendu parler de comment Squanto les avait aidés à planter le maïs ? Alors c'était leur première récolte, et il préparaient une action de grâce de leur côté. (...) Ils tiraient avec leurs fusils et leurs canons en guise de célébration, ce qui nous alerta parce que nous ne savions pas sur quoi ils tiraient. Alors Massasoit rassembla 90 guerriers et se présenta à Plymouth prêt au combat s'il le fallait, s'ils étaient en train de capturer nos gens. Ils ne savaient pas. C'étaient une mission de reconnaissance. Quand ils sont arrivés il fut expliqué par un interprète qu'ils célébraient la récolte, et nous avons décidé de rester pour nous assurer que c'était vrai. (...)

Pendant ces quelques jours, les hommes partirent chasser et rassembler de la nourriture, du cerf, des canards, des oies, du poisson. Il y avait là 90 hommes et à l'époque je pense qu'il ne restait que 23 survivants de ce bateau, le Mayflower, alors vous pouvez imaginer la peur. Ils [les colons] étaient vulnérables sur cette nouvelle terre, des nouveaux animaux, même les arbres, ces arbres n'existaient pas en Angleterre en ce temps là. Les gens oublient qu'ils venaient juste de débarquer et la côte était très différente de ce à quoi elle ressemble maintenant. Et leur culture - des nouveaux aliments, ils avaient peur de manger un tas de chose. Alors ils étaient très vulnérables et nous les avons en effet protégés, pas seulement soutenus mais protégés. Vous pouvez voir à travers leurs journaux qu'ils étaient toujours inquiets et, malheureusement, quand ils étaient nerveux ils étaient très agressifs."

Notons tout d'abord que les deux versions ne sont pas incompatibles. Finalement, on peut établir que les Wampanoag ont effectivement aidé les colons, lesquels ont fait une fête pour célébrer leur première récolte, et que les Wampanoag se sont pointés, attirés par les coups de feu. Ils ont peut-être échangé des présents de gibier en signe de paix. Ils ont peut-être festoyé ensemble, ou côte à côte, ce qui vu l'ambiance de l'époque devait déjà relever de l'exploit.

Bien entendu, il n'y a pas de raison d'accorder plus de crédit au récit des Wampanoag, qui ont leurs propres intérêts à donner un certain "spin" à l'histoire.
On est de toute façon loin de la légende des gentils pèlerins "invitant" les gentils Indiens pour les "remercier". C'était plutôt une paix armée, qui a tout de même duré 50 ans après cela, ce qui était remarquable en ces temps de massacres et de génocide.

Cette anecdote a été embellie puis mélangée on se sait quand avec la tradition des actions de grâce pour donner le Thanksgiving d'aujourd'hui. On note enfin que l'on ne trouve nulle trace de dinde dans l'aventure, encore moins de tarte à la noix de pécan ou de confiture d'airelles, vu que les Indiens n'avaient pas de sucre, et que les réserves apportées par les colons étaient depuis longtemps épuisées...

Les Wampanoag aujourd'hui (2012) en train de signer un accord
avec l'Etat de Massachusetts pour la construction d'un casino...



Sources : 
http://education-portal.com/academy/lesson/the-mayflower-plymouth-massachusetts-bay-colony.html#lesson
http://www.history.com/topics/thanksgiving
http://en.wikipedia.org/wiki/Thanksgiving_(United_States)
http://en.wikipedia.org/wiki/Wampanoag_people
http://www.plimoth.org/learn/MRL/interact/thanksgiving-interactive-you-are-historian
http://indiancountrytodaymedianetwork.com/2012/11/23/what-really-happened-first-thanksgiving-wampanoag-side-tale-and-whats-done-today-145807
http://brokenmystic.wordpress.com/2008/11/27/the-truth-about-thanksgiving-brainwashing-of-the-american-history-textbook/

mardi 15 octobre 2013

Les roses d'Héliogabale



Lawrence Alma-Tadema, de son vrai nom Lourens Alma Tadema, naît dans une famille néerlandaise aisée. En 1852, il intègre l'Académie d'Anvers et devient l'élève de Gustave Wappers, puis de Nicaise de Keyser. Tous deux sont proches du mouvement romantique, et de Keyser, en particulier, encourage ses élèves à peindre des sujets historiques.

En 1862, il se rend à Londres pendant l'Exposition universelle. Lorsqu'il visite le British Museum, il est très impressionné par la collection d'objets égyptiens et particulièrement par la frise du Parthénon, ce qui influencera considérablement son œuvre par la suite.

En 1863, il épouse une Française, Marie Pauline Gressin de Boisgirard, et découvre l'Italie lors de leur voyage de noces. Alors qu'il avait prévu d'y étudier l'architecture des églises primitives, il tombe sous le charme des ruines de Pompéi. Il en rapportera une impressionnante collection de photographies qui lui servira de documentation pour ses toiles à venir, représentant pour la plupart des scènes de la vie courante durant l'Antiquité. Plus tard, sa grande habileté à reproduire l'architecture antique lui vaudra le surnom de «peintre du marbre».

De retour d'Italie, il s'installe à Paris où il rencontre le célèbre marchand d'art belge Ernest Gambart, qui l'encourage dans la voie qu'il a choisie et lui commande une vingtaine de toiles pour sa galerie londonienne. Le succès est immédiat.

Craignant une invasion prussienne, il quitte la France, tout comme Monet et Pissarro, et s'installe à Londres en 1870. Les expositions se succèdent, lui assurant un immense succès, aussi bien en Europe qu'aux États-Unis ou en Australie, pays où de nombreux prix lui sont décernés. En 1876, il devient membre de l'Académie Royale et en 1899, il est anobli par la reine Victoria.

Un temps associé aux pré-raphaélites, Alma-Tadema, plus tard qualifié de pompier ou de kitsch, connut le succès en nourrissant la fascination de la bourgeoisie victorienne pour la représentation fantasmée de la décadence romaine.

Les roses d'Héliogabale, tableau monumental de 132 x 214 cm, représente sous ses apparences miêvres une scène cruelle : il s'inspire d'une anecdote rapportée par l'histoire ancienne. Héliogabale, éphémère empereur romain du IIIème siècle, dont l'histoire a retenu l'extravagance, la débauche et la prodigalité, organise le plus raffiné des supplices en noyant ses convives sous un torrent de fleurs.

Etendu sur un couche de nacre et d'argent, habillé d'or, l'empereur contemple la scène avec indifférence, tandis que ses invitées semblent s'en amuser. Le peintre se serait représenté sous les traits de l'homme en vert à droite du tableau. Le visage d'Héliogabale est inspiré du portrait sculpté qui se trouve au musée du Capitole à Rome. On retrouve la culture classique et le souci d'exactitude du peintre dans les éléments d'architecture en marbre et la statue de bronze à l'arrière-plan, copie d'une statue romaine en marbre qui se trouve au Vatican et représente Bacchus et Ampelus.

Au premier plan, les courtisans sont submergés par l'avalanche de roses . Plus de deux mille pétales sont représentés sur la toile. La perspective donne au spectateur l'impression de partager le sort des invités. Ceux-ci ne semblent pas très inquiets, distraits par le luxe et la volupté de la scène, encore ignorants de leur sort. Le traitement somptueux qui dissimile un crime terrible, donne à l'oeuvre une ambiguïté morbide.

Le tableau, exposé à Londres en 1888, fut acheté par le riche ingénieur John Aird pour orner le salon de son épouse. Il fait encore aujourd'hui partie d'une collection particulière à Mexico, mais on peut le voir au Musée Jacquemart-André à Paris, dans l'exposition "Désir et volupté à l'époque victorienne" jusqu'au 20 janvier 2014.

Sources
Wikipedia
http://desirs-volupte.com/fr/les-roses-dheliogabale/?theme=1
http://www.musee-jacquemart-andre.com/sites/default/files/beaux-arts_1.pdf

mardi 20 août 2013

Anonymous et le masque

Je ne veux pas parler de l'association Anonymous, qui est un sujet fascinant très bien traité par le documentaire "We are Legion, the story of the Hacktivists". Pour ceux que ça intéresse, on le trouve très facilement sur internet, sous-titré en diverses langues.

Non, ce qui m'intrigue c'est le symbole d'Anonymous, le masque dit de Guy Fawkes. Pourquoi ce masque en plastique blanc, ce sourire interlope, cette moustache à la d'Artagnan ? Et qui est Guy Fawkes ?

L'histoire commence le 5 novembre 1605, lorsque Guy Fawkes est arrêté dans les sous-sols de la chambre des Lords, alors qu'il s'apprête à faire exploser 36 barrils de poudre.
Fawkes est loin d'être un révolutionnaire, c'est un fils de bourgeois protestants du Yorkshire, converti à un catholicisme homicide par son éducation à l'école Saint Peter de York, semblerait-il. Il s'engagea dans diverses armées catholiques et pourfendit les protestants aux Pays-Bas et en Espagne, avant de retourner en Angleterre pour ourdir l'assassinat du roi. Cet événement est connu dans l'histoire et la petite histoire anglaises sous le nom de "conspiration des poudres".

Au lieu de creuser un tunnel sous la chambre des Lords, ce qui est long et salissant, Fawkes et ses complices trouvèrent à louer une cave sous le bâtiment, comme c'est pratique. Fawkes étant l'expert en explosifs, c'est lui qui était dans la crypte avec la poudre. L'histoire ne dit pas s'il avait l'intention de survivre à l'explosion, ou s'il aurait plutôt dû être le patron des terroristes suicidaires : complot, guerre de religions, attentat, explosion, coup d'état... Ca me rappelle vaguement quelque chose, mais quoi ?

Après son arrestation, Fawkes fut abondamment torturé et condamné à mort. Il se tua en se jetant du haut de la plate-forme de l'échafaud plutôt que de subir sa condamnation à être "pendu, traîné puis écartelé".

Ce qui est sûr c'est que l'attentat (raté) de Guy Fawkes n'avait pas pour but d'instaurer la souveraineté populaire ou les lendemains qui chantent, mais de remettre sur le trône une dynastie papiste. Ceci dit, on comprend que l'idée de faire sauter toute la famille royale et une bonne partie de l'aristocratie d'un seul coup ait eu de quoi séduire quelques esprits tordus.

Guy Fawkes est devenu en Angleterre une sorte d'anti-héros folklorique. Tous les 5 novembre, la Guy Fawkes night, moitié carnaval, moitié Halloween, est une fête où les enfants promènent une effigie de Guy Fawkes en demandant "a penny for the Guy", que l'on brûle ensuite sur un bûcher, accompagné de feux d'artifice.

Pendant des siècles la fête a représenté un témoignage de loyauté envers la monarchie, une mise en garde du peuple contre l'ennemi intérieur, et aussi une manifestation férocement anti-catholique. Souvent l'effigie du pape était brûlée à la place de celle de Fawkes. A tel point que George Washington, alors commandant des forces américaines rebelles, interdit les Guy Fawkes nights par ordonnance du 5 novembre 1775, comme étant insultantes pour ses alliés canadiens.

Tout comme celle des mousquetaires, l'aventure de Guy Fawkes a inspiré de nombreux romans, chansons, poèmes et tableaux. Il est représenté avec un bouc, une moustache et un grand chapeau, ce qui était la mode de l'époque, et n'avait vraiment rien d'original, comme le montre le portrait de groupe ci-dessus.

Mais quittons le sanglant XVIIème siècle pour nous rendre en 1982 dans le Northamptonshire. Le génial et peu commode écrivain Alan Moore est en train de réfléchir à un scénario de bande dessinée pour le magazine Warrior, intitulé V. for Vendetta : dans un futur proche (1997 !), après une guerre nucléaire, le Royaume-Uni est un Etat policier dirigé par le parti Norsefire. V., un mystérieux révolutionnaire masqué, se dresse contre le gouvernement totalitaire.

Le dessinateur David Lloyd lui propose de faire de V. une réincarnation de Guy Fawkes ou quelqu'un qui adopte la personnalité de Fawkes. Son idée était, d'après son propre témoignage, de donner à V. l'apparence de l'effigie que l'on brûle pendant les Guy Fawkes nights.

Des costumes et masques de Guy Fawkes étaient vendus pour cette occasion dans les magasins de farces et attrapes, en même temps que les pétards et les feux d'artifice. Malheureusement c'était l'été, et David Lloyd n'en trouva nulle part, les magasins n'en avaient pas en stock avant le mois d'octobre. Lloyd dessina donc de mémoire une version stylisée du masque en question.

D'après lui le sourire est une sorte d'accident, il n'avait qu'un vague souvenir de ce à quoi le masque ressemblait, mais il se rappelait la moustache, ce qui lui suggéra cette espèce de sourire narquois.

26 épisodes de V. for Vendetta sont publiés dans le magazine Warrior de 1982 à 1985, date de la faillite de la publication. Entre temps Alan Moore avait été embauché par l'éditeur étazunien DC Comics, qui réédita et termina la série en couleurs à partir de 1988. La série a été publiée en français en 1989 et a gagné le prix du festival d'Angoulême du meilleur album étranger en 1990. Les droits sur la création originale appartiennent à Warner Brothers, propriétaire de DC Comics depuis 1969.

En 2006, la Warner produit une adaptation cinématographique de V. for Vendetta, écrite par les frères Wachowski, fameux scénaristes de Matrix. David Lloyd le trouve "merveilleux". Alan Moore le trouve "imbécile". Moore se fâche si fort avec Warner qu'il rompt toute collaboration avec DC Comics.

N'étant absolument pas fan de comics, et encore moins de films tirés de bandes dessinées, que je trouve en général d'une indigence intellectuelle pire que les films inspirés de roman, j'ai insisté pour voir ce film, l'année de sa sortie. Je m'en souviens très bien, j'étais à Madrid. J'avais lu une critique quelque part qui disait que le film n'était pas terrible, mais qu'il était "culturellement significatif". Significatif de quoi ? Ce n'était pas clair, mais cela m'avait suffisamment intriguée.

Je me souviens avoir trouvé le film plutôt pas mal (car je suis très bon public en fait, une fois assise dans la salle) sans être transcendant, esthétiquement très réussi (tu m'étonnes), et pas particulièrement intéressant. J'ignorais bien sûr tout ce qui s'était passé avant, sans parler de tout ce qui se passerait après... Boy ! Am I glad I have seen it now ! Et le critique qui a trouvé ce film "significatif" doit maintenant être vénéré par ses pairs comme un gourou !

Pendant ce temps, tout cela n'avait pas échappé aux merry hacksters d'Anonymous, fans de comics comme tous geeks qui se respectent, qui s'échangeaient des "memes" avec la figure de V. for Vendetta sur le forum 4chan. Lorsque Anonymous décida de lancer sa première grosse attaque à la fois sur internet et dans la vie réelle, c'était pour défendre youtube contre l'église de scientologie, en 2008.

Dans le film, une foule anonyme portant le costume de Fawkes représente le soulèvement de la population contre l'oppression.


C'est donc tout naturellement que le masque fut choisi par les manifestants venus protester devant les locaux de la scientologie dans tous les Etats-Unis, à l'appel de Anonymous. Le succès de la manifestation surprit les Anonymous, qui n'avaient jusque là aucune idée de combien de gens écoutaient leurs messages. C'est une belle histoire, qui est racontée en détails dans le film "We are Legion".

Comme d'habitude, the rest is history. Le masque est devenu le symbole de Anonymous, puis de Occupy Wall Street en 2011, puis de tout le monde protestant contre tout partout dans le monde.

Les auteurs Alan Moore et David Lloyd ont accueilli avec enthousiasme cette récupération, chacun dans leur style.

Alan Moore, dans son style anarchiste baroque inimitable (et intraduisible), a écrit en 2012 : "As for the ideas tentatively proposed in that dystopian fantasy thirty years ago, I'd be lying if I didn't admit that whatever usefulness they afford modern radicalism is very satisfying. In terms of a wildly uninformed guess at our political future, it feels something like V for validation."

Lloyd, qui montre dans les interviews une exubérance bon enfant, trouve tout ça "fantastique".
Il a rendu visite aux campeurs de Zucotti Park en 2011, à l'invitation d'auteurs de BD qui ont créé Occupy Comics, un groupe qui publie des comics inspirés par le mouvement Occupy. Deux numéros sont parus en 2012 sur internet, et le groupe s'enorgueillit de compter parmi ses membres à la fois David Lloyd et Alan Moore, ainsi que le monument vivant Art Spiegelman.

Encore une bien belle histoire. Mais moi, vous me connaissez, je suis pragmatique. Je voudrais aussi savoir d'où viennent les masques de Guy Fawkes.

Les ventes de masques de Guy Fawkes sont estimées à plus de 200.000 par an (seulement ceux qui sont fabriqués sous licence). Time Warner, la maison mère de Warner Bro., en tant que propriétaire des droits sur le design, encaisse une pourcentage sur chaque vente. L'ironie de la situation ne vous aura pas échappé.

Les masques sont fabriqués par Rubie's, la plus grosse entreprise de déguisements au monde. Rubie's est une société fondée en 1951 par Rubie and Tillie Beige (c'est leur nom) dans le Queens à New York sous le nom de Rubie's Candy Store, magasin de bombons et de farces et attrapes. C'est aujourd'hui une puissante multinationale qui appartient toujours à la famille Beige.

Déjà en 2011, Howard Beige (je ne m'en lasse pas) directeur exécutif de Rubie's, déclarait au New York Times vendre plus de 100.000 exemplaires par an de Guy Fawkes, comparé à environ 5000 exemplaires par an pour les autres masques. Il disait aussi que les masques étaient fabriqués "au Mexique et en Chine".

Hum, well, why not ? Tous les produits de consommation de masse sont fabriqués en Chine : les tours Eiffel en plastique, les bustes de Lincoln, les boules à neige du Taj Mahal. Les drapeaux à l'effigie de Che Guevara.

Nous savons déjà que les grossistes ne sont pas particulièrement adeptes de la transparence en ce qui concerne les conditions de fabrication de leurs produits. Et le reporter du NY Times n'a pas jugé opportun de poser la question à M. Beige.

Tout ce que j'ai trouvé sur internet est cette photo anonyme, elle aussi. Là encore, je vous laisse apprécier l'ironie.

Conclusion : le masque de Guy Fawkes est un symbole mondial de révolte populaire tiré d'un film à gros budget d'Hollywood, version abâtardie d'une bande dessinée britannique, elle même inspirée de très loin par une manifestation folklorique qui est le lointain souvenir d'un événement survenu en 1605. Ca c'est de l'histoire de la culture populaire...



Sources : 
Wikipédia, Wikimedia Commons
Interview de David Lloyd dans le International Business Times, 11 juin 2013
http://harpers.org/blog/2007/11/happy-counterterrorism-day/
http://www.findingdulcinea.com/news/on-this-day/November/Gunpowder-Plot-Foiled.html
Moore slams V. for Vendetta movie, Comic Book Resources, 23 mai 2005
Dozens of masked protesters blast Scientology Church, The Boston Globe, 11 février 2008
V for Vendetta and the rise of Anonymous, by Alan Moore, BBC news, 10 février 2012
Masked Protesters Aid Time Warner's Bottom Line, The New York Times, 28 août 2011
http://www.retail-merchandiser.com/index.php/reports/licensing-reports/676-rubies-costume-co-inc

dimanche 4 août 2013

28 août 1963 : la marche vers Washington pour le travail et la liberté

A. Philip Randolph en 1963
A. Philip Randolph était le président et fondateur  en 1925 du premier syndicat représentant des travailleurs noirs des Etats-Unis, the Brotherhood of Sleeping Car Porters, la confrérie des employés de wagons-lits.  Il était en 1941 l'organisateur du "March on Washington Movement" qui avait obtenu de Roosevelt l'abolition de la ségrégation raciale dans l'industrie de l'armement, avant que la marche ait effectivement lieu.

En 1963, c'est le centenaire de la proclamation d'émancipation des esclaves par Abraham Lincoln. Le mouvement pour les droits civiques prend de l'ampleur depuis 1961. A 74 ans, Philip Randolph est un monument de la défense des droits civiques. Il est vice-président de l'AFL-CIO, American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations, la plus puissante fédération syndicale du pays. Il se dit qu'il est temps de remettre ça.

Les organisateurs de la Marche, appelés collectivement The Big Six, sont outre Philip Randolph, James Farmer, fondateur de CORE, the Congress for Racial Equality, et organisateur des fameux Freedom RidesJohn Lewis, qui à 23 ans à l'époque était président du SNCC, Student Nonviolent Coordinating Committee (il est aujourd'hui représentant démocrate élu au Congrès pour la circonscription d'Atlanta depuis 1987) ; Martin Luther King, que l'on ne présente plus ; Roy Wilkins, président de la NAACP, National Association for the Advancement of Colored People, la plus ancienne, puissante et vénérable association de défense des noirs américains, fondée en 1909 ; Whitney Young, président de la National Urban League.

Bayard Rustin en 1963
Le responsable de la logistique était Bayard Rustin, un autre vétéran de la lutte pour les droits civiques, et compagnon de route de Randolph depuis plus de vingt ans. Il avait avec lui rencontré le président Roosevelt pour négocier le Fair Employment Act en 1941.

Pionnier de la lutte contre la ségrégation raciale dans les transports en commun, il fut arrêté et battu par la police en 1942 pour avoir refusé de s'asseoir au fond d'un bus dans le Tennessee. C'est la même année qu'il aida James Farmer à fonder le Congrès pour l'Egalité Raciale.

Pacifiste, Rustin fut emprisonné au pénitencier fédéral de Lewisburg pour avoir refusé d'effectuer le service militaire. Il y organisa promptement des manifestations contre la ségrégation raciale à la cantine !
Admirateur de Gandhi, Rustin fut par la suite arrêté plusieurs fois pour des manifestations contre le régime colonial anglais en Inde et en Afrique.

Philip Randolph et Bayard Rustin furent parmi les principaux mentors de Martin Luther King.
En 1957, Randolph avait organisé avec Luther King le "Prayer Pilgrimage for Freedom" qui avait rassemblé 25.000 personnes au Lincoln Memorial de Washington pour... prier le gouvernement Eisenhower de faire respecter la déségrégation dans les écoles publiques, telle qu'ordonnée par la décision de la Cour Suprême "Brown v/ Board of Education" trois ans auparavant. Le discours en forme de prière de Luther King ce jour-là, "Give us the Ballot", fut très remarqué et contribua à faire de lui l'un des principaux leaders du mouvement noir.

Birmingham, Alabama, 3 mai 1963
Parallèlement, Bayard Rustin descendit dans l'Alabama pour apprendre à Luther King à organiser des manifestations pacifiques et à développer des alliances avec les organisations blanches progressistes.

Mais l'Alabama c'était autre chose que Washington : pendant le printemps et l'été 1963, la télévision montra à tout le pays et au monde les militants non-violents en train de se faire piler par la police et par le Ku Klux Klan à Montgomery et à Birmingham. Bayard Rustin commenta plus tard : "Birmingham fut l'une des plus belles heures de la télévision. Soir après soir, la télévision faisait rentrer dans le salon des Américains toute la violence, la brutalité, la stupidité, et la laideur des efforts [du commandant de police] Eugene "Bull" Connor pour maintenir la ségrégation raciale."

C'était la honte pour l'administration Kennedy qui passa la surmu pour rédiger un nouveau projet de loi sur la protection des droits civiques. Dans un discours à la télévision et à la radio le 11 juin 1963, John Kennedy annonça pour 1964 une nouvelle législation sur l'égalité des droits.

Tout ça pour montrer que les organisateurs de la marche sur Washington came a long, long way. Ils étaient de grands professionnels de ce qu'on appelle aux Zuesses le grassroot activism, et dans la parlance actuelle l'expression de la société civile. L'expression non-violente. Notons parmi les absents de l'organisation Malcolm X, qui compara la marche sur Washington à un pique-nique dans le parc.

Une dernière remarque avant de marcher sur Washington : Philip Randolph, Bayard Rustin et James Farmer étaient socialistes. Randolph était athée. Rustin était homosexuel, raison pour laquelle il ne figurait pas officiellement parmi les organisateurs de la marche.

Bayard Rustin forma et dirigea une équipe de 200 militants pour faire la publicité de la marche, recruter les marcheurs et organiser leur transport. 2000 autobus, 21 trains spéciaux, 10 avions charters et d'innombrables voitures se rendirent à Washington le 28 août. Rustin recruta aussi 4000 volontaires pour le service d'ordre.

Pendant ce temps, le reste du pays était occupé à flipper sa race, c'est le cas de le dire. La presse était majoritairement convaincue qu'il était impossible de rassembler plus de 100.000 militants noirs sans provoquer des incidents et probablement des émeutes. Le Pentagone posta 19.000 soldats prêts à intervenir dans les faubourgs de Washington. Les prisons des alentours avaient transféré leurs détenus ailleurs pour faire de la place en cas d'arrestation de masse. La ville de Washington avait interdit toute vente de boisson alcoolique (les nègres étant tous des boit-sans-soif, c'est bien connu) et les hôpitaux avaient reporté toutes les opérations chirurgicales non urgentes pour pouvoir soigner les blessés dans d'éventuelles émeutes. Ambiance...

On estime de 200 à 300.000 personnes les manifestants qui défilèrent depuis le Washington Monument jusqu'au Lincoln Memorial, pour les trois quarts noirs et pour un quart "sympathisants".
A la lecture du programme, on est étonné (en tous cas quand on est français) par la présence massive des leaders religieux : l'archevêque de Washington ; Eugene Blake, pasteur presbytérien et secrétaire général du Conseil Oecuménique des Eglises (protestantes, crois-je comprendre) ; le révérend Luther King, bien sûr, et deux rabbins. C'étaient la belle époque où les juifs des Etats-Unis étaient démocrates.

La seule femme invitée à s'exprimer, Myrlie Evers, veuve du militant Medgar Evers, assassiné au Mississipi quelques semaines plus tôt, n'est pas venue et son discours d'hommage aux femmes militantes fut lu par Bayard Rustin. Finalement la seule femme à prendre la parole dans les remarques préliminaires fut Josephine Baker.

James Farmer, qui était en prison, fut remplacé par Floyd McKissick. Les intermèdes musicaux étaient assurés par Mahalia Jackson, Peter Paul and Mary, Bob Dylan et Joan Baez. Au chapitre people on pouvait voir toutes les (rares) célébrités noires de l'époque, des joueurs de base ball, l'écrivain James Baldwin, les acteurs et chanteurs Samy Davis Jr, Harry Belafonte, Sidney Poitier et leurs amis Marlon Brando et... Charlton Helston.

Dans l'esprit de Randolph, la Marche était destinée à appuyer l'effort de l'administration Kennedy pour faire passer une législation protégeant les droits des afro-américains. Mais d'autres intervenants critiquèrent dans leurs discours le projet du gouvernement comme étant insuffisant, "too little and too late". Le dernier discours du programme était celui de Martin Luther King, qui est resté célèbre sous le titre : "I have a dream".

Les discours prononcés pendant la marche sur Washington, et particulièrement celui de King, retransmis en direct à la télévision, reçurent une couverture médiatique exponentiellement plus importante que tous les événements organisés auparavant. 1700 correspondants de presse spéciaux avaient été envoyés en plus des journalistes de Washington, et plus de 500 reporters de télévision, bien plus que pour l'inauguration de John Kennedy au même endroit deux ans auparavant.

Dans la culture populaire, le seul personnage qui subsiste de cette aventure est Martin Luther King, en partie à cause de son assassinat spectaculaire quelques années plus tard. C'est une idée reçue que de considérer que le discours de King fut "instrumental" comme on dit en anglais, dans le vote des lois sur les droits civiques l'année suivante. Je suis aussi fan du Dr King que n'importe qui (pour l'intégralité de son discours, voir What was is dream again ? 12 octobre 2007) mais je trouve que les autres leaders du mouvement, particulièrement Philip Randolph et Bayard Rustin sont injustement oubliés.

Anyway, ce qui arriva par la suite fut que John F. Kennedy fut comme on sait empêché de tenir sa promesse par un fâcheux contretemps :  son propre assassinat trois mois plus tard, le 22 novembre 1963.
Dans son premier discours au Congrès le 27 novembre 1963, le Président par intérim Lyndon Johnson déclara : "Aucune prière, aucun hommage ne pourrait honorer la mémoire du président Kennedy avec plus d'éloquence que le vote le plus tôt possible de la loi sur les droits civiques pour laquelle il a lutté pendant si longtemps." Après ça même les plus avides ségrégationnistes renoncèrent à s'opposer au passage du Civil Rights Act qui fut promulgué le 2 juillet 1964. Cette loi interdit toute forme de ségrégation basée sur "la race, la couleur, la religion ou l'origine nationale" dans les lieux publics.
Cette loi fut critiquée pour ce qu'elle ne contenait pas, notamment des dispositions de lutte contre la brutalité policière, et contre la discrimination des employeurs privés, qui continuent d'être un souci aujourd'hui.

En 1965, le Voting Rights Act finira d'éliminer la plupart des conditions d'accès au droit de vote autres que la citoyenneté, telles que les tests de lecture.

Une nouvelle marche sur Washington est annoncée par les syndicats (ou ce qu'il en reste) le 24 août 2013 pour commémorer le cinquantenaire.

Oh, et j'oubliais : la Marche sur Washington pour le travail et la liberté du 28 août 1963 s'est déroulée sans aucun incident...



Sources : Wikipedia english
Charles Euchner : Nobody Turn Me Around - A People's History of the 1963 March on Washington - Random House, 2010 
William P. Jones : The March on Washington: Jobs, Freedom and the Forgotten History of Civil Rights - W.W. Norton & Co, 2013
http://www.dissentmagazine.org/article/the-forgotten-radical-history-of-the-march-on-washington
King Institute Encyclopedia, Standford University
Southern Spaces
Pour plus d'images : Life-Time photo archive - Wikipedia Gallery
Internet Archives : video de la Marche sur Washington
Sur l'hymne de la Marche sur Washington, ce blog, We Shall Overcome, 10 novembre 2008






mercredi 17 juillet 2013

La fille d'Ipanema

Aujourd'hui c'est l'anniversaire de la fille d'Ipanema. Elle a 68 ans, hélas, le temps passe, mais elle est en pleine forme.

Tout a commencé en 1962 lorsque le mondialement célèbre au Brésil Tom Jobim, qui avait 33 ans, et Vinicius de Moraes, qui avait un peu plus, passaient leurs après-midi assis en terrasse du Bar Veloso, au coin de la rue Montenegro et de l'avenue Prudente Morais, à un bloc de la plage d'Ipanema, pour stimuler leur créativité avec des Whisky-Guarana, mais surtout pour guetter le passage d'Heloisa, fraîche et sculpturale brunette de 17 ans, qui (plus ou moins) innocemment, descendait de chez elle un peu plus haut dans la rue Montenegro jusqu'à la plage en bikini blanc.

Car la fille d'Ipanema n'était ni inconnue ni anonyme, elle répondait au nom complet de Heloísa Eneida Menezes Paes Pinto, et aux intimes sous le nom de Helô. Tom Jobim soupirait en vain après elle, car malgré son génie musical, il était quand même vieux, pas particulièrement good looking, et de plus déjà marié.

Son ami Vinicius dont la lascivité n'est plus à démontrer essayait de l'aider en écrivant des chansons.

Le Bar Veloso en 1966
La première version s'appelait "La fille qui passe" et disait, loosely translated :
J'étais fatigué de tout
de tous ces chemins
sans poésie
sans petits oiseaux
J'avais peur de la vie
J'avais peur d'aimer
quand dans l'après-midi vide
si belle dans l'espace
j'ai vu cette fille
qui venait d'un pas
plein de balancement
sur le chemin de la mer.

Tom Jobim trouva ces paroles assez nulles, et Vinicius admit qu'il avait raison, et retourna chez lui à Petropolis pour écrire la fameuse fille d'Ipanema, dans laquelle ne subsiste que "caminho do mar".
Moi j'aimais bien "na tarde vazia", mais bon.

La chanson fut enregistrée pour la première fois en 62 par Pery Ribeiro et en 1963 pour le fameux album Getz/Gilberto dans sa version anglaise écrite par Norman Gimbel. Un an plus tard la chanson était au top des ventes aux Etats-Unis, catégorie "easy listening" (oui ça existait déjà) and the rest is history. Aujourd'hui Girl from Ipanema est considérée comme la seconde chanson la plus jouée de tous les temps après Yesterday.

Helô Pinheiro et Tom Jobim
Avec tout ça Helô restait de marbre. Tom Jobim lui écrivit un poème pour l'inviter à le rejoindre au bistro : "Oh, minha eterna Heloísa / Sou teu constante Abelardo / Tu és a musa perfeita / E eu teu constante bardo / Venha depressa Heloisinha / Quem te chama é o Tom Jobim / Te espero na mesma esquina / Já comprei o amendoim."

Rien n'y fit : tout ce qu'il gagna fut un bisou et une invitation pour être le témoin de son mariage avec un ingénieur l'année suivante. Mais ils restèrent amis.

Après avoir fait quatre enfants et une carrière de modèle, Helô Pinheiro, du nom de son mari, avec lequel elle est toujours mariée aux dernières nouvelles, est devenue présentatrice de télévision et "femmes d'affaires". Elle a animé diverses émissions de télévision par, pour et sur les femmes, dont la dernière s'appelle "Affronter la maturité" (aïe). Elle gagne de l'argent avec une chaîne de boutiques de vêtements de... plage, qui s'appelle... Garota de Ipanema, ce qui n'a pas été sans mal puisque les héritiers de Jobim et Vinicius, propriétaires des droits, lui firent un procès en 2001 pour l'empêcher d'utiliser le nom, procès qu'ils perdirent, la justice considérant qu'à l'époque les auteurs avaient reconnu publiquement que Helô était la véritable fille d'Ipanema.

Helô Pinheiro est donc une personne qui, officiellement, incarne une bossa nova. Only in Brasil...

En 2003, peut-être pour finir de payer ses avocats, elle défraya quelque peu la chronique en posant nue dans Playboy avec sa fille Ticiane. Cette dernière, qui ressemble à sa mère comme deux petits pois, est aussi une célébrité de la télévision et des pages people brésiliennes, mariée (no, wait, divorcée depuis quelques jours) avec un millionaire, surnommée avec affection a gatinha de Ipanema...

En 2012, Helô a publié ses mémoires, sous le titre "A eterna garota de Ipanema" qui contient j'en suis sûre tout ce que vous avez besoin de savoir sur sa vie et bien plus.

Aujourd'hui le bar Veloso s'appelle... A Garota de Ipanema et la rue Montenegro s'appelle rue Vinicius de Moraes. Tom Jobim et Vinicius sont morts depuis longtemps, dissous dans le whisky, et comme je vous disais, les filles d'Ipanema se portent bien.


Sources : Wikipedia
http://euqueroumsamba.blogspot.com
http://www.garotadeipanema.com.br/

dimanche 12 mai 2013

L'école des guépards

Je suis bien aise d'avoir retrouvé ces jours ci par hasard sur internet le Dr Laurie Marker, une dame que j'avais découverte au siècle dernier sur cet engin obsolète qu'est la télévision, et qui m'avait fascinée (la dame, pas la télévision).

C'est l'histoire d'une petite fille qui aimait les animaux. Son père élevait toutes sortes de chevaux, chats, chiens et lapins dans le jardin de sa maison de Californie. Pourtant, elle n'a même pas fait d'études vétérinaires. Elle a étudié l'oenologie. A 20 ans, en 1972, elle était mariée et installée dans l'Oregon avec l'ambition de créer un vignoble, mais l'argent manquait et elle se mit à travailler dans un parc animalier du nom de Wildlife Safari. Cette année-là, le zoo commençait sa première tentative de reproduction des guépards, qui fut d'ailleurs un succès. Laurie fut conquise par les guépards et ne les quitta plus.

Dans les années 70, les connaissances sur les guépards étaient plutôt anecdotiques. On savait que depuis la nuit des temps ils fascinent les humains : 3000 ans avant JC, les Sumériens gardaient des guépards en captivité comme animaux de compagnie. A la même époque, le guépard était vénéré par les Egyptiens de la Ière dynastie sous les traits de la déesse Mafdet, chargée d'accompagner l'âme du pharaon en sécurité dans l'au-delà.

Les Romains utilisaient les guépards pour chasser, un sport prisé par les princes de tous les pays au cours des siècles. Marco Polo décrit les centaines de guépards possédés par l'empereur de Chine Kublai Khan au XIIIème siècle. L'empereur moghol Akbar, bien connu de ce blog, était un autre grand amateur. Sur les 9000 guépards qu'il collectionna au long des 43 ans de son règne, il n'obtint qu'une seule portée, et aucun des petits ne survécut. A la Renaissance, il était de bon ton chez les nobles italiens et français d'élever des guépards pour chasser. Elever c'est une façon de parler, puisqu'ils ne se reproduisaient pas en captivité. Il fallait donc capturer des animaux sauvages, ce qui entraîna la disparition presque complète du guépard d'Asie. Aujourd'hui il ne subsisterait qu'une centaine de spécimens en Iran.

En 1980, Laurie Marker était responsable du programme de reproduction des guépards au Wildlife Safari, devenu l'un des plus importants des Etats-Unis, lorsqu'elle reçut la visite de David Wildt et Stephen O'Brien, rencontre qui allait considérablement élargir ses horizons.

David Wildt est biologiste au Zoo National de Washington DC. "Lorsque j'ai rencontré Laurie Marker il y a plus de trente ans, tout ce que je savais d'elle c'est qu'elle dormait avec un guépard nommé Khayam couché au pied de son lit. Ca m'avait beaucoup impressionné" dit-il.
Les chercheurs du Zoo National, qui fait partie de l'Institut Smithsonian, avaient ramené d'Afrique du sud des échantillons de sperme et de sang pour étudier la reproduction des guépards. David Wildt observa le sperme au microscope et y découvrit un nombre lamentablement faible de spermatozoïdes  (autour de 10% de ce que l'on trouve chez les autres félins), et qui en plus étaient malformés pour plus de la moitié.

Zoo National de Washington
Les échantillons de sang furent confiés à Stephen O'Brien du NIH, National Institutes of Health, qui avait étudié les variations génétiques chez les chats. Ses résultats furent encore plus préoccupants : il ne trouva aucune variation génétique entre les échantillons. Ils auraient aussi bien pu venir du même animal. Les guépards d'Afrique du sud étaient tous pratiquement des clones.

Les guépards étaient-ils victimes de la consanguinité ? C'est pour vérifier cette hypothèse que O'Brien et Wildt se présentèrent au Wildlife Safari pour prélever des échantillons de peau et les greffer sur d'autres guépards. Ces greffes furent toutes acceptées sans aucun phénomène de rejet, ce qui montrait que le système immunitaire des guépards était exactement identique chez tous les guépards, les rendant extrêmement vulnérables aux épidémies.

Répartition des guépards dans le monde (Wikimedia Commons)
L'état actuel de la recherche sur les restes fossiles et les rares variations génétiques des guépards indique que l'espèce serait apparue en Amérique du nord il y a 8,5 millions d'années, pour se répandre à travers l'Asie, l'Inde, l'Europe et l'Afrique. L'espèce moderne aurait 200.000 ans, mais la dernière glaciation dite de Würm, il y a environ 12.000 ans, aurait décimé les guépards, qui auraient complètement disparu du continent américain. Un nombre relativement faible d'individus aurait survécu, ce qui explique la consanguinité.

En 1988 Laurie Marker, divorcée, s'installa à Washington pour prendre la direction du programme de recherche du National Zoo sur l'étude génétique et la reproduction des guépards, ce qui prouve en passant que le Smithsonian fait confiance aux experts autodidactes. Parallèlement, Laurie Marker faisait depuis 1977 de fréquents voyages en Namibie, pays où subsistent le plus de guépards à l'état sauvage, et étudiait les conflits avec les fermiers éleveurs de bétail qui, peu sensibles à la noblesse naturelle des grands félins, avaient tendance à les descendre pour les empêcher de bouffer leurs chèvres.

En 1990, Laurie Marker était peut-être la seule personne qui ait une vision complète de l'étendue du désastre, et elle se mit à se faire sérieusement du mouron pour l'avenir de ses félins adorés. Mais elle ne trouvait pas grand monde pour partager son angoisse.
Marker raconte dans une interview en 2008 : "Je pensais que si je parlais à suffisamment de gens de la menace pesant sur les guépards, ils allaient s'en occuper. Mais personne ne l'a fait. Les gens disaient toujours : 'quelqu'un devrait faire quelque chose pour les guépards.' Mais je n'ai jamais trouvé qui était ce quelqu'un. Alors j'y suis allée."

Laurie Marker vendit son mobile home en Oregon et ses rares possessions et débarqua à Windhoek, Namibie le 1er avril 1991, munie de 15.000 dollars et de son incroyable ténacité. Une autre longue bataille venait de prendre fin, celle de l'indépendance du Sud-Ouest Africain. Ancienne colonie allemande, puis protectorat de l'Afrique du sud, un territoire de 840.000 km2 pour seulement 2 millions d'habitants, la Namibie avait accédé à l'indépendance le 21 mars 1990.

Dans le nord de la Namibie, les quelque 3.000 guépards qui restent en liberté vivent presque tous sur  le territoire d'immenses ranchs qui appartiennent aux éleveurs. Aux éleveurs blancs of course. Ils considéraient les guépards comme de la vermine et en tuaient en moyenne 600 par an. Marker passa des mois à arpenter la région de Otjiwarongo pour parler avec les fermiers. Elle était accueillie plutôt fraîchement, étant américaine, car les Etats-Unis étaient considérés comme ayant soutenu le mouvement pour l'indépendance, ce qui était loin d'enchanter ces gens. Mais au lieu de venir les voir pour leur faire la leçon et leur dire que c'est pas bien de tuer les grands félins, ce qui ne lui aurait pas rapporté grand chose à part peut-être un coup de fusil, elle se contenta d'écouter ce qu'ils avaient à dire sur la gestion de leurs exploitations et leurs méthodes de protection des troupeaux. Marker prenait des notes et expliquait certaines choses. Par exemple, les guépards ne s'attaquent pas aux animaux adultes qui sont trop gros. Il suffit donc de protéger les jeunes. Aussi, les guépards préfèrent manger des animaux sauvages. Si les éleveurs laissaient cohabiter leur bétail avec les antilopes, au lieu de les chasser, les félins seraient moins tentés par les veaux. En gros, elle présentait un éco-système viable qui inclue l'élevage et qui soit profitable pour les animaux sauvages comme pour le business.

C'est ainsi qu'un beau matin elle se présenta chez Harry Schneider-Waterberg, sympathique jeune homme qui venait d'hériter de la propriété familiale de 42.000 hectares (oui c'est immense et non, je ne vais pas vous le convertir en stades de football). Harry Schneider-Waterberg fut convaincu par les arguments de Marker que l'on pouvait réduire les pertes provoquées par les prédateurs sans les tuer. "Elle présentait des informations dont je pouvais me servir, sans jamais accuser" se souvient Schneider. Il est aujourd'hui président de la Waterberg Conservancy, une association de douze propriétaires qui a dédié un territoire de plus de 150.000 hectares à la préservation de l'éco-système.

Waterberg Farm

En campant dans des fermes prêtées par les propriétaires du coin, Laurie Marker persuada la plupart des fermiers de capturer les guépards plutôt que de les tuer, et s'occupa de les recueillir, de les marquer avant de les relâcher, et d'élever les petits orphelins. Enfin, en 1994, un don d'un bienfaiteur américain anonyme et quelques subventions lui permirent d'acheter à son tour 40.000 hectares de savane pour fonder le Cheetah Conservation Fund. (Je rappelle à nouveau ici que cheetah est un mot qui vient de l'hindi et signifie guépard en anglais, et non chimpanzé, contrairement à ce que pourraient croire les admirateurs de Tarzan.) A partir de là, she was in business, et sa petite entreprise a prospéré.

Aujourd'hui le CCF a réintroduit dans la nature plus d'un millier de guépards, qui sont équipés de radio-émetteurs pour suivre et étudier leurs déplacements. En plus de prendre soin des guépards élevés en captivité qui ne peuvent pas être remis en liberté, le CCF a des laboratoires de recherche, un centre de documentation et de formation, des programmes éducatifs dans les écoles de Namibie et reçoit des dizaines d'étudiants et de volontaires du monde entier. Il a mis en place un élevage de chiens de berger d'Anatolie qui sont offerts aux éleveurs pour protéger leurs troupeaux. Un éco-label qui s'appelle Cheetah Country Beef est proposé aux producteurs de viande namibiens qui exportent vers l'Union Européenne. Vous pouvez donc manger de l'entrecôte guépard-friendly !

Le CCF a développé un autre programme au Kenya et coopère aux programmes de protection de l'Iran et de l'Algérie. Il gère aussi le répertoire mondial des guépards en captivité, fondé et présidé par Laurie Marker. Le CCF est ouvert au public tous les jours, et a récemment ouvert un lodge pour accueillir les touristes. La Waterberg Guest Farm de Harry Schneider reçoit aussi les touristes.

C'est au CCF que l'on peut voir l'entraînement des guépards à la course, spectacle qui m'avait médusée jadis. En effet ces aimables félins sont réputés pour être les coureurs les plus rapides du monde, avec des pointes à 130 km/h. Mais Laurie Marker a découvert que la course n'est pas chez eux entièrement instinctive, et que, logés et nourris par les humains, ils se convertiraient volontiers en couch potatoes comme votre chat Minou. Donc tous les matins c'est entraînement : on fait courir les jeunes guépards derrière un leurre attaché au bout d'une ficelle, comme de vulgaires lévriers de course. J'ai trouvé une vidéo mais je ne sais pas si elle est visible de partout.



Les adultes, eux, courent carrément derrière un morceau de barbaque traîné derrière une voiture.

Les guépards sont des sprinteurs. Ils courent vite, mais sur de petites distances, pas plus de 500 mètres. C'est un souci car une fois qu'ils ont attrapé leur proie, ils sont épuisés et les lions, les panthères ou même les hyènes peuvent en profiter pour la leur piquer, pendant qu'ils sont littéralement sur le flanc.

Décidément les guépards n'ont pas de bol. Leur seule chance, c'est que leur fourrure est douce au toucher "comme du gazon synthétique" paraît-il, et donc ils n'ont jamais été chassés pour faire des manteaux avec leurs peaux, contrairement aux léopards.

Le nom savant du guépard est Acinonyx jubatus, du grec Acinonyx qui signifie "dont les griffes ne bougent pas", en effet c'est le seul félin dont les griffes ne sont pas rétractiles, il en a besoin pour ne pas déraper et partir dans le décor dans les tournants à grande vitesse, et jubatus qui signifie "à crête" à cause des épis qu'il a sur l'échine, visibles surtout chez les petits.

C'est le CCF de Laurie Marker qui a produit à peu près tout ce que l'on sait sur le comportement des guépards. Par exemple, les femelles sont solitaires, et ce sont elles qui choisissent un mâle pour se reproduire. Ainsi lorsque dans les zoos on présentait plusieurs femelles à un mâle, selon la méthode sexiste traditionnelle, tout le monde flippait et il ne se passait rien.

Les mâles vivent en groupes de frères que l'on appelle coalitions. Ils parcourent des centaines de kilomètres et ils ont donc besoin pour survivre en liberté de très vastes territoires. La Namibie est un des pays les moins peuplés du monde, mais même comme ça il est difficile d'imaginer que des étendues de savane suffisantes puissent être conservées très longtemps.

Laurie Marker a été désignée comme l'un des héros de la planète par le Time Magazine en 2000 ; en 2002, elle est devenue Dr Laurie Marker en recevant un doctorat de l'université d'Oxford pour sa thèse sur la biologie, l'écologie et les stratégies de conservation des guépards.

Grâce à elle, les guépards ont reçu un gros coup de main, mais ils sont loin d'être sortis d'affaire.
Engagée dans une impasse génétique, l'espèce pourrait être totalement éteinte d'ici trente ans. Nous sommes peut-être la dernière génération à pouvoir admirer ces animaux. Réunir ses économies, prendre un avion pour Windhoek et aller voir Laurie faire courir ses petits chéris. C'est ce que je vais faire, un de ces jours.



Sources : 

La chasse au guépard et au lynx en Syrie et en Irak au Moyen Âge. Institut Français du Proche Orient, 7 février 2012
http://www.cheetah.org/?nd=home
http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,996741,00.html
http://www.smithsonianmag.com/science-nature/rare-breed.html
http://news.mongabay.com/2010/0726--mszotek_laurie_marker.html
http://internationalsciencenews.wordpress.com/2012/09/11/dr-laurie-marker-the-cheetah-hero/

dimanche 5 mai 2013

L'invention du Döner Kebab

Döner Kebab signifie littéralement en turc "rôti rotatif". A priori ça n'a rien d'original car même les Mérovingiens des plus obscurs temps médiévaux savaient faire cuire de la barbaque en la faisant tourner sur une broche.
Mais les premières broches verticales apparurent en Turquie dans la ville de Bursa à la fin du XIXème siècle. Un certain Iskender Efendi, écrivain et voyageur, en revendiqua l'invention, et le plat fut connu des Turcs (et l'est toujours) comme une spécialité de Bursa sous le nom de Iskender Kebab.

Ce n'est qu'en 1971 (certains croient savoir que c'est précisément le 2 mars 1971) qu'un immigrant turc du nom de Mahmut Aygün, qui travaillait dans un snack de Berlin (ouest, on suppose) eut l'idée de placer la viande dans un pain rond avec de la salade, des concombres, des tomates et des oignons, de l'arroser de sauce au yaourt et de le vendre pour 2 Marks comme sandwich à emporter.
Pour ceux que la sémantique populaire intéresse, en France on appelle "Grec" le même sandwich avec des frites dedans, alors qu'en Grèce il s'appelle Gyro. Shawarma est son nom arabe.

Mahmut Aygün
Mahmut Aygün devint une célébrité parmi les cuisiniers de Berlin, mais ne tira aucun profit des milliers de marchands de kebab qui imitèrent sa recette, car il ne l'avait pas fait breveter...

En 2010, le Président de l'Association des Producteurs de Döner en Europe a annoncé que les ventes annuelles de Döner Kebab en Allemagne s'élevaient à 2,5 milliards d'euros.

Mahmut Aygün est mort en janvier 2009 à l'âge de 87 ans, et quelques journaux anglais ont salué sa mémoire. Le Döner Kebab est considéré en Allemagne et au Royaume Uni comme le repas de prédilection du noctambule après une nuit de beuverie. De fait, je connais un certain Döner Kebab de Pigalle qui fait du profit entre 4 et 6H du matin...


Sources :
Inventor of the Döner Kebab Dies 22/01/2009
http://www.telegraph.co.uk/foodanddrink/4295701/The-man-who-invented-the-doner-kebab-has-died.html
http://www.guardian.co.uk/lifeandstyle/wordofmouth/2009/jan/23/doner-kebab-inventor-mahmut-aygun

dimanche 28 avril 2013

Playing with Jane


Les Français ont La princesse de Clèves, les Russes ont Anna Karénine, les Anglais ont Elizabeth Bennet, qui fête ses 200 ans cette année et ne s'est jamais aussi bien portée. C'est l'héroïne du roman de Jane Austen, Pride and Prejudice, en français Orgueil et préjugés.


Publié en 1813, donc, Pride and Prejudice est l'un des romans, je veux dire l'une des oeuvres littéraires* les plus célèbres est les plus vendues dans le monde. C'est la mère de toutes les batailles du roman d'amour : Lizzie, une jeune femme (relativement) pauvre mais belle et intelligente, Darcy, un jeune homme immensément riche, odieux et méprisant, ils se détestent avec passion, et à la fin ils s'aiment et ils se marient, vous voyez le tableau. Cependant il ne faut pas confondre Jane Austen avec Barbara Cartland, ça n'a rien à voir. La satire des moeurs et contraintes sociales de l'époque y est piquante, certains personnages sont d'un ridicule qui confine au burlesque, d'autres sont extrêmement sarcastiques, ce qui en fait un roman beaucoup plus amusant que ceux qui ne l'ont pas lu, et ceux qui ont vu l'un des nombreux films du même nom, seraient tentés de croire. Je devrais dire celles, car, soyons honnêtes, ça reste un roman de filles.

Or donc, les aventures d'Elizabeth Bennet faisant partie de l'inconscient collectif du monde anglophone lettré, ce qui fait quand même des dizaines de millions de gens, et le roman étant bien sûr dans le domaine public, innombrables sont les réécritures, versions, pastiches et séquelles, comme on dit en anglais, publiées** ces dernières années, que je me suis amusée à collectionner chaque fois qu'il m'en tombait sous la main.


Bien sûr, la première tentation est de rajouter du cul, ce que Jane Austen elle-même aurait apprécié je pense, car bien que vieille fille, elle n'était certainement pas bégueule. 
Dans cette veine le plus drôle à mon avis est Pride and Promiscuity, d'une certaine Arielle Eckstut (Canongate, 2003), qui postule qu'on ne comprend pas tout dans les romans de Jane Austen parce que l'auteur a dû éliminer les scènes de sexe, et tout devient beaucoup plus clair lorsque l'on vous explique qui couche avec qui... et que l'on vous décrit comment, plutôt graphiquement.

(Mon blog est répertorié par Google comme "suitable for children", je trouve ça déprimant, j'ai décidé qu'il fallait que ça cesse.)

Le plus étrange est certainement Pride/Prejudice (Ann Herendeen, Harper & Collins, 2010) une version érotique dans laquelle tout le monde est homosexuel. Bien que je n'aie rien contre la lecture d'un roman porno de temps en temps, je l'ai trouvé plutôt boring. 
En revanche, j'ai appris à cette occasion que la slash fiction, du nom du signe "/", est un genre littéraire, populaire on va dire, qui consiste à accoupler des personnages de fiction du même sexe. Ben Hur et Messala spring to my mind, pourtant l'origine est bien plus geek : le nom du genre viendrait de la série d'histoires écrites par les fans de Star Trek mettant en scène une relation sexuelle entre Kirk et Spock, collectivement rangées sous l'appellation K/S, par opposition au genre K&S, ou Kirk et Spock restent chastement amis. Ca laisse imaginer le volume de fantasmes générés par Star Trek, mais c'est une autre histoire...

Il existe de nombreuses autres versions érotiques de Pride and Prejudice, notamment dans la collection "Clandestine Classics", spécialiste du genre, qui a fait subir le même traitement à Jane Eyre et Sherlock Holmes (oui, c'est bien ce que vous craignez, il enfile allègrement le Dr Watson, mais ça aussi c'est une autre histoire).


Mais extrayons nous à regret de la fange du stupre et de la pornographie pour nous pencher sur d'autres genres. Les suites de Pride and Prejudice sont trop nombreuses pour les répertorier ici. Le site Goodreads en a compté 195 en 2008, dont Le journal de Bridget Jones, oui oui. Il doit y en avoir deux fois plus aujourd'hui, la plupart à l'eau de rose.

L'adaptation la plus célèbre de nos jours est sans doute Pride and Prejudice and Zombies (Seth Grahame-Smith, Quirk Books, 2009) qui est un New York Times Best Seller (oh, my...) et que je n'ai pas lu, parce que les histoires de zombies ça me gonfle. Le succès de cet ouvrage improbable a poussé  des opportunistes à commettre d'autres titres tels que Mr Darcy, Vampyre, Vampire Darcy's Desire,  ou Jane Bites Back.

Il semble que la tentation d'emprunter la plume de Jane Austen soit irrésistible, car même la vénérable P.D. James, connue pour ses romans policiers lugubres et britanniques, a décidé en voyant arriver sa 90ème année de se laisser aller à cet exercice futile (c'est elle qui le dit) et de confronter Elizabeth et Darcy à un crime mystérieux dans Death Comes to Pemberley (Random House, 2011) . Le résultat est, comment dire ? Profondément ennuyeux, hélas.

But don't get me wrong ! Je continuerai à acheter et à lire avec avidité toutes sortes de conneries que le commerce de la sous-littérature voudra bien publier sur le sujet ; quitte à avoir une addiction honteuse, c'est moins dangereux que le crack, par exemple. 

Pour les débutants, on trouve la version originale en version numérique gratuite sur internet, en français, ou en anglais.
Pour les fanatiques, http://www.prideandprejudice200.org.uk/ présente le calendrier de tous les événements liés au bicentenaire.

* Les sept romans en anglais les plus lus dans le monde sont les sept volumes de Harry Potter, d'après LibraryThing. Après les Stephen King, Terry Pratchett et autres, Jane Austen vient en seconde position après Shakespeare parmi les auteurs que j'appelle littéraires.

** Cet attribut se rapportant à trois mots féminins et un mot masculin, j'ai décidé de l'accorder démocratiquement.