A. Philip Randolph en 1963 |
En 1963, c'est le centenaire de la proclamation d'émancipation des esclaves par Abraham Lincoln. Le mouvement pour les droits civiques prend de l'ampleur depuis 1961. A 74 ans, Philip Randolph est un monument de la défense des droits civiques. Il est vice-président de l'AFL-CIO, American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations, la plus puissante fédération syndicale du pays. Il se dit qu'il est temps de remettre ça.
Les organisateurs de la Marche, appelés collectivement The Big Six, sont outre Philip Randolph, James Farmer, fondateur de CORE, the Congress for Racial Equality, et organisateur des fameux Freedom Rides ; John Lewis, qui à 23 ans à l'époque était président du SNCC, Student Nonviolent Coordinating Committee (il est aujourd'hui représentant démocrate élu au Congrès pour la circonscription d'Atlanta depuis 1987) ; Martin Luther King, que l'on ne présente plus ; Roy Wilkins, président de la NAACP, National Association for the Advancement of Colored People, la plus ancienne, puissante et vénérable association de défense des noirs américains, fondée en 1909 ; Whitney Young, président de la National Urban League.
Bayard Rustin en 1963 |
Pionnier de la lutte contre la ségrégation raciale dans les transports en commun, il fut arrêté et battu par la police en 1942 pour avoir refusé de s'asseoir au fond d'un bus dans le Tennessee. C'est la même année qu'il aida James Farmer à fonder le Congrès pour l'Egalité Raciale.
Pacifiste, Rustin fut emprisonné au pénitencier fédéral de Lewisburg pour avoir refusé d'effectuer le service militaire. Il y organisa promptement des manifestations contre la ségrégation raciale à la cantine !
Admirateur de Gandhi, Rustin fut par la suite arrêté plusieurs fois pour des manifestations contre le régime colonial anglais en Inde et en Afrique.
Philip Randolph et Bayard Rustin furent parmi les principaux mentors de Martin Luther King.
En 1957, Randolph avait organisé avec Luther King le "Prayer Pilgrimage for Freedom" qui avait rassemblé 25.000 personnes au Lincoln Memorial de Washington pour... prier le gouvernement Eisenhower de faire respecter la déségrégation dans les écoles publiques, telle qu'ordonnée par la décision de la Cour Suprême "Brown v/ Board of Education" trois ans auparavant. Le discours en forme de prière de Luther King ce jour-là, "Give us the Ballot", fut très remarqué et contribua à faire de lui l'un des principaux leaders du mouvement noir.
Birmingham, Alabama, 3 mai 1963 |
Mais l'Alabama c'était autre chose que Washington : pendant le printemps et l'été 1963, la télévision montra à tout le pays et au monde les militants non-violents en train de se faire piler par la police et par le Ku Klux Klan à Montgomery et à Birmingham. Bayard Rustin commenta plus tard : "Birmingham fut l'une des plus belles heures de la télévision. Soir après soir, la télévision faisait rentrer dans le salon des Américains toute la violence, la brutalité, la stupidité, et la laideur des efforts [du commandant de police] Eugene "Bull" Connor pour maintenir la ségrégation raciale."
C'était la honte pour l'administration Kennedy qui passa la surmu pour rédiger un nouveau projet de loi sur la protection des droits civiques. Dans un discours à la télévision et à la radio le 11 juin 1963, John Kennedy annonça pour 1964 une nouvelle législation sur l'égalité des droits.
Tout ça pour montrer que les organisateurs de la marche sur Washington came a long, long way. Ils étaient de grands professionnels de ce qu'on appelle aux Zuesses le grassroot activism, et dans la parlance actuelle l'expression de la société civile. L'expression non-violente. Notons parmi les absents de l'organisation Malcolm X, qui compara la marche sur Washington à un pique-nique dans le parc.
Une dernière remarque avant de marcher sur Washington : Philip Randolph, Bayard Rustin et James Farmer étaient socialistes. Randolph était athée. Rustin était homosexuel, raison pour laquelle il ne figurait pas officiellement parmi les organisateurs de la marche.
Bayard Rustin forma et dirigea une équipe de 200 militants pour faire la publicité de la marche, recruter les marcheurs et organiser leur transport. 2000 autobus, 21 trains spéciaux, 10 avions charters et d'innombrables voitures se rendirent à Washington le 28 août. Rustin recruta aussi 4000 volontaires pour le service d'ordre.
Pendant ce temps, le reste du pays était occupé à flipper sa race, c'est le cas de le dire. La presse était majoritairement convaincue qu'il était impossible de rassembler plus de 100.000 militants noirs sans provoquer des incidents et probablement des émeutes. Le Pentagone posta 19.000 soldats prêts à intervenir dans les faubourgs de Washington. Les prisons des alentours avaient transféré leurs détenus ailleurs pour faire de la place en cas d'arrestation de masse. La ville de Washington avait interdit toute vente de boisson alcoolique (les nègres étant tous des boit-sans-soif, c'est bien connu) et les hôpitaux avaient reporté toutes les opérations chirurgicales non urgentes pour pouvoir soigner les blessés dans d'éventuelles émeutes. Ambiance...
On estime de 200 à 300.000 personnes les manifestants qui défilèrent depuis le Washington Monument jusqu'au Lincoln Memorial, pour les trois quarts noirs et pour un quart "sympathisants".
A la lecture du programme, on est étonné (en tous cas quand on est français) par la présence massive des leaders religieux : l'archevêque de Washington ; Eugene Blake, pasteur presbytérien et secrétaire général du Conseil Oecuménique des Eglises (protestantes, crois-je comprendre) ; le révérend Luther King, bien sûr, et deux rabbins. C'étaient la belle époque où les juifs des Etats-Unis étaient démocrates.
La seule femme invitée à s'exprimer, Myrlie Evers, veuve du militant Medgar Evers, assassiné au Mississipi quelques semaines plus tôt, n'est pas venue et son discours d'hommage aux femmes militantes fut lu par Bayard Rustin. Finalement la seule femme à prendre la parole dans les remarques préliminaires fut Josephine Baker.
James Farmer, qui était en prison, fut remplacé par Floyd McKissick. Les intermèdes musicaux étaient assurés par Mahalia Jackson, Peter Paul and Mary, Bob Dylan et Joan Baez. Au chapitre people on pouvait voir toutes les (rares) célébrités noires de l'époque, des joueurs de base ball, l'écrivain James Baldwin, les acteurs et chanteurs Samy Davis Jr, Harry Belafonte, Sidney Poitier et leurs amis Marlon Brando et... Charlton Helston.
Dans l'esprit de Randolph, la Marche était destinée à appuyer l'effort de l'administration Kennedy pour faire passer une législation protégeant les droits des afro-américains. Mais d'autres intervenants critiquèrent dans leurs discours le projet du gouvernement comme étant insuffisant, "too little and too late". Le dernier discours du programme était celui de Martin Luther King, qui est resté célèbre sous le titre : "I have a dream".
Les discours prononcés pendant la marche sur Washington, et particulièrement celui de King, retransmis en direct à la télévision, reçurent une couverture médiatique exponentiellement plus importante que tous les événements organisés auparavant. 1700 correspondants de presse spéciaux avaient été envoyés en plus des journalistes de Washington, et plus de 500 reporters de télévision, bien plus que pour l'inauguration de John Kennedy au même endroit deux ans auparavant.
Dans la culture populaire, le seul personnage qui subsiste de cette aventure est Martin Luther King, en partie à cause de son assassinat spectaculaire quelques années plus tard. C'est une idée reçue que de considérer que le discours de King fut "instrumental" comme on dit en anglais, dans le vote des lois sur les droits civiques l'année suivante. Je suis aussi fan du Dr King que n'importe qui (pour l'intégralité de son discours, voir What was is dream again ? 12 octobre 2007) mais je trouve que les autres leaders du mouvement, particulièrement Philip Randolph et Bayard Rustin sont injustement oubliés.
Anyway, ce qui arriva par la suite fut que John F. Kennedy fut comme on sait empêché de tenir sa promesse par un fâcheux contretemps : son propre assassinat trois mois plus tard, le 22 novembre 1963.
Dans son premier discours au Congrès le 27 novembre 1963, le Président par intérim Lyndon Johnson déclara : "Aucune prière, aucun hommage ne pourrait honorer la mémoire du président Kennedy avec plus d'éloquence que le vote le plus tôt possible de la loi sur les droits civiques pour laquelle il a lutté pendant si longtemps." Après ça même les plus avides ségrégationnistes renoncèrent à s'opposer au passage du Civil Rights Act qui fut promulgué le 2 juillet 1964. Cette loi interdit toute forme de ségrégation basée sur "la race, la couleur, la religion ou l'origine nationale" dans les lieux publics.
Cette loi fut critiquée pour ce qu'elle ne contenait pas, notamment des dispositions de lutte contre la brutalité policière, et contre la discrimination des employeurs privés, qui continuent d'être un souci aujourd'hui.
En 1965, le Voting Rights Act finira d'éliminer la plupart des conditions d'accès au droit de vote autres que la citoyenneté, telles que les tests de lecture.
Une nouvelle marche sur Washington est annoncée par les syndicats (ou ce qu'il en reste) le 24 août 2013 pour commémorer le cinquantenaire.
Oh, et j'oubliais : la Marche sur Washington pour le travail et la liberté du 28 août 1963 s'est déroulée sans aucun incident...
Sources : Wikipedia english
Charles Euchner : Nobody Turn Me Around - A People's History of the 1963 March on Washington - Random House, 2010
William P. Jones : The March on Washington: Jobs, Freedom and the Forgotten History of Civil Rights - W.W. Norton & Co, 2013
http://www.dissentmagazine.org/article/the-forgotten-radical-history-of-the-march-on-washington
King Institute Encyclopedia, Standford University
Southern Spaces
Pour plus d'images : Life-Time photo archive - Wikipedia Gallery
Internet Archives : video de la Marche sur Washington
Sur l'hymne de la Marche sur Washington, ce blog, We Shall Overcome, 10 novembre 2008
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