vendredi 9 mars 2012

Tartuffes, imposteurs, cuistres

Une fois n'est pas coutume, je m'en vais commenter l'actualité, quelque peu défraîchie puisqu'elle est d'avant-hier, mais enfin.
Avant-hier donc, à l'occasion d'un débat aussi violent qu'interminable, M. Sarkozy et M. Fabius, hommes politiques français, se sont aventurés un bref instant sur le terrain de la littérature.
Voici l'altercation (telle que la rapporte la presse, car je n'ai pas assisté personnellement à cet événement à la télévision, refusant de souiller mon auguste regard en le posant sur cet appareil néfaste) :
M. Sarkozy apostrophe M. Fabius : "Tartuffe !"
Ce dernier répond : " Tartuffe, c'est la pièce de Molière. Il y a une introduction qui s'appelle "La Lettre à l'imposteur" où on dit: "Ce sont des paradoxes mais ce ne sont pas des vérités". Cela s'applique exactement à vous.
- Ne soyons pas cuistres, rétorque M. Sarkozy. Je l'ai lu comme vous. Pas besoin de faire l'ENA pour lire Molière."

Les lettres étant véritablement une passion française, toutes les gazettes, tous les internautes et autres twittomanes s'esbaudissent depuis deux jours. A Paris on en parle dans les dîners en ville.

Qu'est-ce à dire ? Pour ma part je ne connais ni l'introduction de Tartuffe, ni la lettre à l'imposteur, ni rien de tout cela. Je demandai donc à mon fidèle Google d'éclairer ma lanterne.

D'abord, dans une édition du XVIIIème siècle de Tartuffe, je trouvai et lus une préface de l'auteur, suivie de trois placets, qui sont des lettres de supplique au roi pour qu'il autorise la représentation de sa pièce, suivis encore d'un avertissement de l'éditeur, tout ceci assez indigeste, mais point d'introduction, et point de lettre à l'imposteur.

Enfin en élargissant quelque peu la recherche, je découvris une Lettre sur la comédie de l'Imposteur.
Cette lettre existe donc, même si elle n'est pas adressée à l'imposteur, mais au roi, qu'elle n'est pas une introduction, et qu'elle n'est pas de Molière.
Le sujet cependant en est bien la comédie Tartuffe, et elle a pu être publiée dans une introduction de la pièce aux Classiques Garnier, ou Larousse. Close enough, comme on dit outre-manche.

Voici l'histoire : la comédie de Molière intitulée Tartuffe ou l'Imposteur fut jouée pour la première fois à Versailles le 12 mai 1664, et quoique le roi n'eût pas paru en prendre ombrage, elle fut promptement interdite sous la pression de ce que Jean-Baptiste appelait la cabale des dévots.

Molière se résout à modifier la pièce : son personnage n'est plus un homme d'église et s'appelle Panulphe au lieu de Tartuffe. En conséquence, la pièce s'appelle L'Imposteur. Après moult suppliques au Roi elle est représentée de nouveau au Palais-Royal le 5 août 1667, et derechef interdite aussi sec. Une quinzaine de jours plus tard paraît la Lettre sur la comédie de l'Imposteur, sans aucune mention d'auteur ou d'éditeur. C'est une défense de la pièce par une personne qui dit l'avoir vue au Palais-Royal. Mais l'oeuvre est décrite avec tant de détails que l'auteur doit avoir eu accès au texte, et les exégètes s'accordent à penser qu'elle a été rédigée sur les conseils ou en présence de Molière.

Le roi se moque pas mal des lettres anonymes, il a d'autres priorités car il est occupé à négocier la Paix de l'Eglise entre le pape Clément IX et les évêques jansénistes. Enfin débarrassé de ces casse-bonbon le 3 février 1669, il autorise aussitôt la pièce qu'en fait il kiffe un max. La version définitive est créée le 5 février 1669 sous le titre Tartuffe ou l'imposteur, et apporte enfin à Molière gloire et fortune.

Fin de l'histoire.

Je me suis donc farci la lecture de cette fameuse lettre, que je ne reproduirai pas ici in extenso, car elle est fort longue et fort ennuyeuse. Croyez moi donc sur parole, ou bien vérifiez ici sur google books : il n'est question ni de près ni de loin de paradoxes qui ne sont pas des vérités.
Le mot paradoxe est utilisé une fois dans cette phrase : "En effet, Monsieur, car ne croyez pas que j'avance ici des paradoxes, c'est elle qui les rend dignes d'elle, ces lieux si indignes en eux-mêmes : elle fait, quand il lui plait, un temple d'un palais, un sanctuaire d'un théâtre, et un séjour de bénédictions et de grâces d'un lieu de débauche et d'abomination." (page 42 dans cette version plus lisible)
Elle, si l'on remonte plusieurs pages de développements filandreux, c'est la charité chrétienne, crois-je comprendre.

Il est temps de rappeler la définition du mot cuistre* : "Personne qui fait un étalage intempestif d'un savoir souvent mal assimilé, qui tranche avec une assurance excessive. Pédant vaniteux et ridicule."

Cuistre donc celui qui évoque approximativement un texte obscur pour y fourrer une citation imaginaire. Cuistre celui qui fait semblant de la connaître. Cuistres enfin tous les admirateurs, contempteurs, commentateurs, qui n'ont jamais l'idée de reconnaître leur ignorance, et de rechercher les sources.

Pour finir, j'offre à mes lecteurs une véritable citation de La lettre sur la comédie de l'Imposteur, ce qui leur permettra de briller dans les salons et à la télévision :
"Quoique la nature nous ait fait naître capables de connaître la raison pour la suivre, pourtant, jugeant bien que, si elle n'y attachait quelque marque sensible qui nous rendît cette connaissance facile, notre faiblesse et notre paresse nous priveraient de l'effet d'un si rare avantage, elle a voulu donner à cette raison quelque sorte de forme extérieure et de dehors reconnaissable. Cette forme est, en général, quelque motif de joie, et quelque matière de plaisir que notre âme trouve dans tout objet moral. Or, ce plaisir, quand il vient des choses raisonnables, n'est autre que cette complaisance délicieuse qui est excitée dans notre esprit par la connaissance de la vérité et de la vertu... "


Sources : 
http://www.parismatch.com/Actu-Match/Politique/Actu/Entre-Nicolas-Sarkozy-et-Laurent-Fabius-un-debat-tendu-sur-France-2-381535/?sitemapnews
http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120306.OBS3064/fabius-vs-sarkozy-tartuffe-contre-cuistre.html?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
http://fr.wikipedia.org/wiki/Tartuffe_ou_l'Imposteur
Google Books
http://fr.wiktionary.org/wiki/cuistre


* Personnellement j'adore ce mot, et je suis bien aise d'avoir pu le placer six fois dans un article.