vendredi 26 décembre 2008

Enquête sur la pantoufle de verre

Fille d'intellectuels sceptiques, le soir je lisais le Littré à la place de la bible.

Pas étonnant que j'aie toujours méprisé la pantoufle de verre de Cendrillon. En fait j'ai toujours cru qu'il s'agissait d'une modification récente, d'une erreur de traduction de pantoufle de vair à glass slipper. De là à blâmer Walt Disney, il n'y avait qu'un pas de menuet au bal du Prince.

Or il n'en est rien, car Charles Perrault a bien écrit "Cendrillon ou la petite pantoufle de verre". Grande est ma stupéfaction.
D'autant plus que le révisionniste semble être Emile Littré lui-même, homme infiniment raisonnable à qui l'idée d'une pantoufle de verre devait sembler loufoque. D'un autre côté, on n'a jamais demandé aux contes de fées d'être des parangons de vraisemblance.
La démonstration de Wikipédia me paraît convaincante : il semble que ce soit Charles Perrault qui ait inventé cette pantoufle de verre farfelue (pourquoi pas de cristal ? de diamant ?).

La pantoufle de Cendrillon, est selon les versions, de vair (fourrure d'écureuil) ou de verre. L'édition de 1697 des contes de Charles Perrault mentionne bien « la pantoufle de verre », donnée traditionnelle dans le folklore, puisqu'on retrouve des pantoufles de verre ou cristal dans les contes catalans, écossais, irlandais.
Dans d'autres contes, le héros peut avoir des chaussures de fer, et Blanche-Neige des frères Grimm un cercueil de verre. En occitan, une formule de conclusion utilisée par les conteurs était celle-ci : Cric-crac ! Mon conte es acabat / Abió un escloupoun de veire / Se l'abio pas trincat / Aro lou vous farió veser. (Cric-crac, mon conte est achevé / J'avais un petit sabot de verre / Si je ne l'avais pas brisé / Je vous le ferais voir.)
Honoré de Balzac et Émile Littré voulaient, au nom de la raison, corriger cette graphie en vair (petit-gris, écureuil). Cette correction n’apporte pas toute satisfaction, car outre le fait que jamais on ne fourra par le passé les chaussures de petit-gris, de tels souliers seraient bien inappropriés à un bal et à la danse, et la fourrure n'apporte aucune valeur symbolique au récit.
Le verre était, à l'époque de Perrault, pour le peuple, un matériau rare et précieux, symbolique donc d'une personnalité exceptionnelle, particulièrement fine et légère, au point de pouvoir porter de telles chaussures sans les briser ni en être incommodée. On peut arguer au nom de le raison qu'il serait bien difficile de chausser une pantoufle de verre si elle ne s'ajustait pas exactement à la forme et à la taille du pied, ce qui se produit dans l'histoire.
Le sens du mot pantoufle (chaussure d'intérieur confortable) a certainement influé dans ce sens (les traductions de la version de Grimm emploient escarpin, et d'ailleurs des escarpins en or, qui ne doivent pas être spécialement confortables non plus).

Et le vair dans tout ça ?

VAIR
Étymologie :
Cet adjectif est issu du latin classique varius, signifiant d’abord « moucheté », « tacheté, bigarré », surtout en parlant de la peau ; l’adjectif qualifiait, dans la langue agricole, une « terre arrosée en surface ». Au sens moral, le mot s’employait au sens de « varié », « divers », « inconstant, irrésolu ».

Ancienne langue :
Cet adjectif s’est d’abord employé en français pour qualifier des yeux d’une couleur indécise et ne pouvant s’inscrire dans la nette opposition bleu / marron. Il signifiait donc initialement « gris vert » ou « gris bleu ». Ce sens s’est conservé en moyen français.
La même idée de « varié », « non fixé » se retrouve dans les emplois de l’ancien français (XIIe siècle) où cet adjectif qualifiait une fourrure ou une étoffe (« bigarré, multicolore »), ou encore les reflets (« changeants ») de l’acier.
Par ailleurs, l’adjectif a conservé en ancien français son sens moral latin pour qualifier une personne : « variable, inconstante ».

Évolution jusqu’au français moderne :
L’adjectif a disparu de la langue contemporaine.
En revanche, le substantif vair qui en est dérivé (XIIe siècle) se maintient en français moderne. Il désigne la « fourrure de petit-gris », ou bien une « matière fourrée de petit-gris ».Ce nom appartient également au vocabulaire de l’héraldique et désigne « l’une des couleurs des blasons, alternant des clochetons d’argent et d’azur ».
Adjectif dérivé : vairon.

lundi 15 décembre 2008

Qui êtes vous Ponzi ?


Non pas Fonzie.

Carlo Ponzi.

Carlo Ponzi est un Italien qui un beau jour de 1903, à l'âge de 21 ans, après avoir dilapidé l'argent de ses parents, quitta l'Université de Rome pour s'embarquer sur le S.S. Vancouver à destination de Boston, pour faire fortune aux Amériques. Il avait 200 dollars en poche et belle mine, mais las, la traversée est longue, et après avoir joué aux cartes avec des requins, il débarqua avec 2$50.
L'étoffe des légendes.


Mais la fortune est capricieuse, et elle ne sourit pas tout de suite. Carlo Ponzi galéra à travers tous les Etats-Unis et le Canada pendant plus de quinze ans avant de revenir à Boston, épouser sa bien-aimée et avoir une illumination. Recevant une lettre d'Espagne, d'un ami sans doute sensible à ses difficultés économiques, il remarqua que joint à la lettre était un petit papier qui sert à payer le timbre pour la réponse, un coupon-réponse international, qui existe encore de nos jours.

[Factoïde : cette merveilleuse invention est due à l'Union Postale Universelle, première organisation internationale fondée en 1874 pour uniformiser les pratiques de la poste dans le monde entier. En ce temps là la langue diplomatique était le français, c'est pourquoi dans les pays les plus incongrus on peut recevoir une lettre avec un tampon qui dit "en retour : n'habite pas à l'adresse indiquée" en français dans le texte.]

Mais bref. Ponzi se rendit à la poste et s'aperçut que la monnaie américaine étant plus forte que les monnaies européennes, le coupon-réponse acheté en Espagne pouvait s'échanger contre un timbre qui pouvait ensuite être revendu avec 230% de bénéfice (l'histoire ne dit pas si le coût du voyage du coupon depuis l'Europe était compris dans l'affaire, c'est un peu flou à ce stade).


Toujours est-il que Ponzi ouvrit une officine sous le nom prémonitoire de Securities Exchange Co. qui promettait aux investisseurs un retour de 50%, puis 100% en 90 jours. Toute la bonne société se rua sur cette bonne affaire, et Ponzi amassa en quelques mois l'équivalent actuel de 100 millions de dollars.

Mais la fortune se remit rapidement à faire la gueule : un journaliste moins benêt que les autres calcula que pour satisfaire tous les investisseurs, il faudrait importer 160 millions de coupons. Or, seulement 22000 étaient en circulation dans le monde. Ponzi s'aperçut vite lui aussi que quelque chose péchait dans la logistique de son business, et basiquement il remboursa les intérêts des premiers clients avec le capital des suivants. Un an après, il était en prison, et ce type de montage qui est vieux comme le monde et s'appelle en français escroquerie à la boule de neige ou vente pyramidale passa à être connu ever after aux Etats-Unis sous le nom de Ponzi scheme.

La perversité de ce système est qu'évidemment, au début ça marche. Mais il vaut mieux avoir son billet d'avion prêt pour le Paraguay, parce que ça ne marche pas longtemps.
En effet il nécessite une progression géométrique du nombre de clients (crédules) pour fonctionner. Mais les chiffres sont cruels : si on prend un client et qu'on le multiplie 30 fois par deux, on aboutit à 8 589 934 592, ce qui est supérieur au nombre d'habitants de la planète.

Cependant un système de Ponzi peut survivre plus longtemps si le versement des intérêts n'est pas à date fixe. Après avoir remboursé les premiers clients, une fois la confiance installée, un fonds d'investissement peut se contenter d'envoyer des relevés de comptes imaginaires, pourvu que les investisseurs ne retirent pas leur argent, ou en tous cas pas tous en même temps.

Un système de Ponzi géant a fonctionné presque trente ans en Espagne et au Portugal, avant de s'effondrer récemment en annihilant les économies de centaines de milliers de gens modestes. Ironiquement l'"investissement" portait sur des pseudo-timbres de collection.

La nouvelle vedette des finances, Bernard Madoff, ancien PDG de NASDAQ, s'il vous plaît, qui se trouve en prison après avoir fait disparaître aimablement 50 milliards de dollars, a remis le terme à la mode, un de ses anciens employés ayant rapporté qu'il avait un jour remarqué : "basically, it's just a giant Ponzi scheme". La presse internationale s'est aussitôt penchée sur ce système mystérieux alors qu'aux Etats-Unis c'est une expression courante, un terme générique.
Bien sûr, on peut se demander par les temps qui courent si le système financier international n'est pas "basically a giant Ponzi scheme".

Un certain Mitchell Zuckoff vient d'écrire une biographie de Ponzi ("Ponzi's Scheme: The True Story of a Financial Legend." bientôt un film ! et une comédie musicale !). Il tente de réhabiliter partiellement sa mémoire en montrant qu'il croyait sincèrement avoir trouvé un filon légal. Mouais, en tous cas il a dû perdre ses illusions rapidement.

Et au fait, après sa sortie de prison Ponzi refit sa vie au Brésil, terre promise des escrocs ; il mourut dans un hôpital de charité de Rio de Janeiro le 18 janvier 1949.

samedi 6 décembre 2008

Lorem Ipsum




C'est en lisant et relisant l'oeuvre immortelle de Jasper Fforde que je fus intriguée par le lorem ipsum. L'héroïne, Thursday Next, a un fils qui s'appelle Friday, je crois bien. Cet enfant est né et a été élevé dans la fiction littéraire, dans un livre littéralement (c'est très compliqué, il faut lire les quatre épisodes) et se met à parler latin de temps en temps. Sa mère explique que ce n'est pas du latin, mais du lorem ipsum qu'il a appris dans son enfance.



Je fus surprise et charmée de découvrir que le lorem ipsum est toujours utilisé dans les modèles du Blogger de Google, comme quoi il se porte bien.

D'après lipsum.com, qui se dit le seul générateur de véritable et pur lorem ipsum, c'est "simplement du faux texte employé dans la composition et la mise en page avant impression. Le Lorem Ipsum est le faux texte standard de l'imprimerie depuis les années 1500, quand un imprimeur anonyme assembla des morceaux de texte pour réaliser un livre spécimen de polices de texte. Il n'a pas fait que survivre cinq siècles, mais s'est aussi adapté à la bureautique informatique, sans que son contenu n'en soit modifié. Il a été popularisé dans les années 1960 grâce à la vente de feuilles Letraset contenant des passages du Lorem Ipsum, et, plus récemment, par son inclusion dans des applications de mise en page de texte, comme Aldus PageMaker."


Contrairement à une opinion répandue, le Lorem Ipsum n'est pas simplement du texte aléatoire. Il trouve ses racines dans une oeuvre de la littérature latine classique datant de 45 av. J.-C. Un professeur du Hampden-Sydney College, en Virginie, s'est intéressé à un des mots latins les plus obscurs, consectetur, extrait d'un passage du Lorem Ipsum, et en étudiant tous les usages de ce mot dans la littérature classique, découvrit la source incontestable du Lorem Ipsum. Il provient en fait des sections 1.10.32 et 1.10.33 du "De Finibus Bonorum et Malorum" (Des Suprêmes Biens et des Suprêmes Maux) de Cicéron. Cet ouvrage, très populaire pendant la Renaissance, est un traité sur la théorie de l'éthique. Les premières lignes du Lorem Ipsum, "Lorem ipsum dolor sit amet...", proviennent de la section 1.10.32.

L'extrait standard de Lorem Ipsum utilisé depuis le XVIè siècle est reproduit ci-dessous pour les curieux. Les sections 1.10.32 et 1.10.33 du "De Finibus Bonorum et Malorum" de Cicéron sont aussi reproduites dans leur version originale, accompagnée de la traduction anglaise de H. Rackham (1914).

Le passage de Lorem Ipsum standard, utilisé depuis 1500 :

"Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipisici elit, sed do eiusmod tempor incididunt ut labore et dolore magna aliqua. Ut enim ad minim veniam, quis nostrud exercitation ullamco laboris nisi ut aliquip ex ea commodo consequat. Duis aute irure dolor in reprehenderit in voluptate velit esse cillum dolore eu fugiat nulla pariatur. Excepteur sint occaecat cupidatat non proident, sunt in culpa qui officia deserunt mollit anim id est laborum."


Section 1.10.32 du "De Finibus Bonorum et Malorum" de Ciceron (45 av. J.-C.) :

"Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam, eaque ipsa quae ab illo inventore veritatis et quasi architecto beatae vitae dicta sunt explicabo. Nemo enim ipsam voluptatem quia voluptas sit aspernatur aut odit aut fugit, sed quia consequuntur magni dolores eos qui ratione voluptatem sequi nesciunt. Neque porro quisquam est, qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit, sed quia non numquam eius modi tempora incidunt ut labore et dolore magnam aliquam quaerat voluptatem. Ut enim ad minima veniam, quis nostrum exercitationem ullam corporis suscipit laboriosam, nisi ut aliquid ex ea commodi consequatur? Quis autem vel eum iure reprehenderit qui in ea voluptate velit esse quam nihil molestiae consequatur, vel illum qui dolorem eum fugiat quo voluptas nulla pariatur?"

Traduction de H. Rackham (1914) :

"But I must explain to you how all this mistaken idea of denouncing pleasure and praising pain was born and I will give you a complete account of the system, and expound the actual teachings of the great explorer of the truth, the master-builder of human happiness. No one rejects, dislikes, or avoids pleasure itself, because it is pleasure, but because those who do not know how to pursue pleasure rationally encounter consequences that are extremely painful. Nor again is there anyone who loves or pursues or desires to obtain pain of itself, because it is pain, but because occasionally circumstances occur in which toil and pain can procure him some great pleasure. To take a trivial example, which of us ever undertakes laborious physical exercise, except to obtain some advantage from it? But who has any right to find fault with a man who chooses to enjoy a pleasure that has no annoying consequences, or one who avoids a pain that produces no resultant pleasure?"

Section 1.10.33 du "De Finibus Bonorum et Malorum" de Ciceron (45 av. J.-C.) :

"At vero eos et accusamus et iusto odio dignissimos ducimus qui blanditiis praesentium voluptatum deleniti atque corrupti quos dolores et quas molestias excepturi sint occaecati cupiditate non provident, similique sunt in culpa qui officia deserunt mollitia animi, id est laborum et dolorum fuga. Et harum quidem rerum facilis est et expedita distinctio. Nam libero tempore, cum soluta nobis est eligendi optio cumque nihil impedit quo minus id quod maxime placeat facere possimus, omnis voluptas assumenda est, omnis dolor repellendus. Temporibus autem quibusdam et aut officiis debitis aut rerum necessitatibus saepe eveniet ut et voluptates repudiandae sint et molestiae non recusandae. Itaque earum rerum hic tenetur a sapiente delectus, ut aut reiciendis voluptatibus maiores alias consequatur aut perferendis doloribus asperiores repellat."

Traduction de H. Rackham (1914) :

"On the other hand, we denounce with righteous indignation and dislike men who are so beguiled and demoralized by the charms of pleasure of the moment, so blinded by desire, that they cannot foresee the pain and trouble that are bound to ensue; and equal blame belongs to those who fail in their duty through weakness of will, which is the same as saying through shrinking from toil and pain. These cases are perfectly simple and easy to distinguish. In a free hour, when our power of choice is untrammelled and when nothing prevents our being able to do what we like best, every pleasure is to be welcomed and every pain avoided. But in certain circumstances and owing to the claims of duty or the obligations of business it will frequently occur that pleasures have to be repudiated and annoyances accepted. The wise man therefore always holds in these matters to this principle of selection: he rejects pleasures to secure other greater pleasures, or else he endures pains to avoid worse pains."
Fascinant, n'est-il pas ?

Naturellement, le jeu consiste à entrer "lorem ipsum" dans Google et visiter tous les sites en construction, et les pages que personne n'a pris la peine de remplir de vrai texte depuis des années.
Pour ceux qui parlent latin couramment, un autre jeu consiste à véritablement lire le lorem ipsum qui figure dans ces sites, s'apercevoir qu'il n'est le plus souvent pas très catholique, et rechercher les blagues et obscénités dont il est truffé à l'insu du webmestre, les graphistes informatiques maîtrisant rarement en même temps le html et les oeuvres complètes de Cicéron...