samedi 26 février 2011

Le printemps des peuples

Il m'arrive souvent de faire des parallèles hasardeux ou des rapprochements oiseux qui provoquent chez mes interlocuteurs un ennui poli ou au pire un regard angoissé qui signifie : Mais de quoi elle parle ???
C'est pourquoi je ne peux dissimuler ma satisfaction lorsque d'autres, particulièrement des journalistes qui sont payés pour ça, expriment des idées qui me viennent le matin sous la douche, et que je garde pour moi.*

Révolution tunisienne. Crédit Photo AFP/Fethi Bel Aida
Or donc je jubilai en lisant dans le Time Magazine du 28 février un article de Fareed Zakaria dont je traduis ici tout de go le début.

"L'année des révolutions commença en janvier, dans un petit pays de peu d'importance. Puis la rébellion se propagea au plus grand et plus puissant Etat de la région, renversant un régime qui semblait bien enraciné. Les effets furent de grande envergure. L'air se remplit de cris de liberté. Des manifestations de rue apparurent partout, remettant en cause le pouvoir des autocrates et des monarques, qui observaient depuis leurs palais, envahis par la crainte.

Cette description pourrait être celle des événements en Tunisie et en Egypte où les révolutions pacifiques ont inspiré et galvanisé les peuples à travers le moyen-orient.**

En fait, elle se réfère à des soulèvements populaires survenus 162 ans plus tôt, qui commencèrent en Sicile et en France. Les révolutions de 1848, comme elles furent appelées, étaient remarquablement similaires à ce qui se passe en ce moment même au moyen-orient. (Elles furent surnommées le printemps des peuples par les historiens de l'époque.) En toile de fond se trouvaient, comme aujourd'hui, la récession économique et la hausse des prix des produits alimentaires. Les monarchies étaient vieilles et sclérosées. Les jeunes étaient à l'avant-garde. De nouvelles technologies (la diffusion de masse de la presse écrite !) permettaient [pour la première fois] d'informer les foules."

Notons que le printemps des peuples naquit en réalité en novembre 1847 en Suisse, seul endroit d'ailleurs où il aboutit à une constitution démocratique en 1848.

Les monarques et aristocrates européens accaparent les richesses et se soucient peu de la crise économique. Les salaires des ouvriers payés à la journée baissent. Avec la hausse des prix, ils suffisent à peine à acheter un bout de pain par jour. En 1848, plus de la moitié des ouvriers parisiens est au chômage, et meurt tout simplement de faim. Les provinciaux affluent à Paris à la recherche d'un travail qu'ils ne trouvent pas.

Pendant ce temps, la famine fait un million (un million !) de morts et deux millions de réfugiés en Irlande.
Karl Marx publie à Londres le Manifeste du Parti Communiste.

A Paris, les étudiants et les ouvriers se rassemblent place de la Madeleine le 22 février 1848, à l'appel du journal Le National, pour protester contre l'interdiction par le Préfet de Police d'un banquet révolutionnaire (voir Le banquet révolutionnaire de Château Rouge). Après trois jours d'émeutes, au cours desquels la Garde Nationale prend peu à peu le parti du peuple, le Roi Louis-Philippe d'Orléans est contraint à l'exil. Un gouvernement provisoire républicain est proclamé le 25 février au Palais-Bourbon.

Barricade rue Soufflot en 1848, peinture de Horace Vernet
Tout cela est bel et bon, mais le peuple de Paris a déjà fait deux révolutions, il a obtenu il n'y a pas si longtemps, en 1830, une monarchie parlementaire, et il se trouve toujours dans la même mouise. Il a des députés d'extrême gauche, d'innombrables journaux, des étudiants et des intellectuels engagés, et il sait ce qu'il veut : la république sociale.

C'est là que ça devient délicat. Le Gouvernement provisoire (Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Louis Blanc ça vous dit quelque chose ?) est douloureusement conscient que sa priorité est de donner du travail au peuple.
Louis Blanc a réclamé en vain la création d'un véritable ministère du travail. Pour le calmer, on le charge de diriger la Commission du Luxembourg où économistes libéraux, théoriciens socialistes et délégués des ouvriers parisiens travaillent à un Plan d'organisation du travail. Le droit au travail*** a été proclamé dès le 25, sous la pression de la rue. Le 26 février, on décide la création des ateliers nationaux.

L'aventure des ateliers nationaux se lit comme une lente agonie.
Au départ les ouvriers chômeurs doivent se rendre à la mairie de leur arrondissement (Paris en compte alors 12) avec un certificat du propriétaire ou du logeur de leur garni qui garantit leur domicile à Paris ou dans le département de la Seine. Ce certificat visé par le commissaire de police du quartier est échangé contre un bulletin d'admission aux Ateliers nationaux. Mais les mairies sont débordées par l'afflux des chômeurs, dont le nombre passe de 6 000 le 15 mars, à 30 000 le 30 mars, puis à 64 000 le 16 avril pour culminer à 117 000 le 30 avril.

Ouvriers (et ouvrières) des ateliers nationaux
Les chômeurs sont employés à de grands travaux publics de terrassement et de chemins de fer, bien que la moitié seulement soient des ouvriers du bâtiment. Les ateliers nationaux sont organisés militairement.
Le simple ouvrier perçoit 2 francs par jour de travail, l'escouadier 2,50 francs, le brigadier 3 francs, le lieutenant 4 francs. Comme il est impossible d'employer tous les jours les ouvriers (on estime à un jour sur quatre le travail effectif) une indemnité d'inactivité de 1,50 franc est versée, soit une réduction de 50 centimes sur la paye ordinaire. Dès le 17 mars, en raison du gonflement considérable des effectifs, on réduit encore de 50 centimes l'indemnité et la paye du dimanche est supprimée. A ce moment la livre de pain coûte en moyenne 35 centimes.

Au bout d'un mois, on emploie les ouvriers des ateliers nationaux sur les boulevards à dessoucher les arbres abattus par les révolutionnaires, ou à ne rien faire du tout. Les bourgeois sont choqués de voir cette racaille "payée à ne rien faire". En passant, les ateliers nationaux et la relative aide médicale et sociale institués par le gouvernement provisoire ont attiré à Paris les pauvres de province et de l'étranger. Ceci a motivé le vote de la première loi sur la réglementation de la main d'oeuvre étrangère, réservant le droit au travail aux Français, concept promis à un bel avenir.

Le gouvernement provisoire a duré 40 jours. Il a aboli la peine de mort pour des motifs politiques, l'esclavage, les châtiments corporels, la contrainte par corps, la prison pour dettes. Il a organisé en moins d'un mois les premières élections au suffrage universel (masculin) de l'histoire. Les nouveaux électeurs de province ont pris peur, et/ou votent comme leur bon maître leur dit. Les élections du 23 avril donnent la majorité aux républicains modérés et aux monarchistes qui avancent masqués. Auguste Blanqui et Raspail perdent leur siège. Louis Blanc est exclu du gouvernement. La république sociale est morte dans l'oeuf.

Bien entendu, la  république bourgeoise**** ferme les ateliers nationaux le 22 juin, provoquant une nouvelle insurrection populaire. Ce que la monarchie n'a pas su faire, la république y réussira : mater la révolution par une répression sanglante. Le bilan est estimé à entre 6000 et 8000 morts, 25000 arrestations, 11000 déportations en Algérie.

Cette seconde République finira elle-même en eau de boudin après l'élection au suffrage universel de Louis-Napoléon Bonaparte, qui rétablira l'Empire à la première occasion. Mais la monarchie, elle, fut définitivement éliminée en France, en tous cas aux dernières nouvelles.

Moralité : il faut vingt minutes pour changer de régime politique et rétablir les libertés publiques, vingt jours pour élire une assemblée constituante au suffrage universel. Ce qui n'est déjà pas si mal. Mais il faut vingt ans d'une politique très intelligente, et si possible honnête, pour sortir des millions de citoyens de la pauvreté. Le Brésil l'a fait, et pourvu que ça dure.
Alors, vive la Sociale, et bon courage, camarades...

Notes :
*car chat échaudé craint le connard qui l'a foutu dans l'eau bouillante...
** par ici on a du mal à voir la Tunisie comme un pays du "moyen-orient", mais les Etatsuniens étant très à l'ouest, tout leur paraît oriental.
*** "Le gouvernement provisoire de la République s'engage à garantir l'existence des ouvriers par le travail. Il s'engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail." Décret du 25 février 1848.
**** "République sociale" et "République bourgeoise" ne sont pas des termes qui trahissent un marxisme rampant, c'est le vocabulaire de l'époque.

Sources : Why There's No Turning Back in the Middle East By Fareed Zakaria
Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey : 1848, la révolution oubliée. Ed. La Découverte, 2009

dimanche 20 février 2011

Extinction massive suite

Des nouvelles de l'extinction massive aux Etats-Unis. Après la suite de Romain Gary, je trouve que mes articles ont une fâcheuse tendance à se transformer en feuilletons...

Anyway, c'était juste pour rapporter l'annonce de la faillite de Borders, l'autre grosse chaîne de librairies grand public des Etats-Unis, avec Barnes and Noble.

THE WASHINGTON POST

End of chapter for Borders bookseller

Saturday, February 19, 2011; 5:34 PM

"Borders Group filed for Chapter 11 bankruptcy protection after failing to secure new financing. The company could not overcome twin issues of the drag in consumer spending and the rise of fierce competition from online merchants such as Amazon. The operator of Borders and Waldenbooks owes millions of dollars to major book imprints.

The company, which has shuttered hundreds of stores in its effort to right itself, plans to close another 30 percent of its outlets across the nation. It hopes to emerge from Chapter 11 with new focus on e-books and products other than books. A $505 million dollar loan from GE Capital will fund its operations - with 17,500 employees - while it reorganizes."



Je ne comprends pas bien comment une librairie peut se concentrer sur les e-books sans devenir Amazon.com, mais enfin. Quant aux "produits autres que les livres", je propose les déguisements d'Halloween, les glaces à la crême (low fat), les armes de poing, les boissons énergisantes, les smartphones, les vêtements pour chien...


Mais ne soyons pas cruels... L'ironie de l'affaire c'est que le décollage laborieux de Amazon est légendaire dans l'histoire du net-business. La société a vendu son premier livre en 1995, et bien qu'elle ait été cotée en bourse dès 1997, elle n'a dégagé ses premiers bénéfices qu'en 2001, donnant des palpitations aux investisseurs et à Jeff Bezos pendant tout ce temps.
Mais maintenant que j'y pense, Amazon vend aujourd'hui de la musique, des logiciels, des jeux vidéos, de l'électronique, des vêtements, des meubles, de l'alimentation, des jouets...


Allons, pour se remonter le moral, admirons la Librairie El Ateneo de Buenos Aires.





Et je ne suis pas la seule à parler d'extinction : 
un article de Examiner.com Washington DC de 2009, Are bookstores dead ? 

dimanche 13 février 2011

Romain Gary : complément d'enquête


Nous avons établi naguère que Romain Gary n'avait pas tout dit au sujet de l'improbable Shatan Bogat, alias René Deville.
Ô miracle ! Une bonne âme anonyme s'est penchée sur mon blog pour me repêcher du marigot de l'ignorance empli de la fange du doute où je pataugeais jusqu'alors.
Il ressort de ce témoignage que, contrairement à ce que j'avais hâtivement prétendu, il existe bien une première édition des Têtes de Stéphanie chez Gallimard (achevée d'imprimer le 3 mai 1974 pour être précis), dont l'auteur est Shatan Bogat, sans aucune allusion à Romain Gary.
Shatan Bogat est donc un véritable pseudonyme, si l'on peut dire, même s'il n'a pas duré très longtemps.

En cherchant bien dans la biographie de Gary par Myriam Anissimov, on peut effectivement reconstituer l'affaire.
Citons de longs passages de cet ouvrage : 


"Pendant l'été 71, alors qu'il travaillait sur Europa, Romain Gary avait eu l'idée d'écrire un roman d'aventures sous un nouveau pseudonyme. Deux raisons l'y poussaient. Comme il avait un statut officiel de résident en Suisse, il voulait faire établir son contrat de telle manière que ses droits d'auteur fussent versés dans ce pays dont la fiscalité était plus avantageuse que celle de la France. D'autre part, il voulait tester la vigilance de la critique qui portait depuis plusieurs années une attention condescendante à son oeuvre. (...)

Le 3 décembre 1971, Me Junod, l'avocat genevois de Gary, rappela aux éditions Gallimard qu'il avait soumis le 12 août à leur comité de lecture le manuscrit du roman intitulé Les têtes de Stéphanie, dont l'auteur, Shatan Bogat, était un de ses clients et lui avait donné pleins pouvoirs pour négocier un contrat. Le livre était écrit en anglais et portait le titre Emily's Heads. Quelques jours plus tard, Gary lui substitua Stephanie's Heads. (...) Shatan Bogat signifie en russe Satan le Riche. Ainsi avançait-il sous le masque de celui qui récolterait les fruits de sa supercherie. [Ce n'est pas tout à fait vrai : Wiktionnaire nous apprend que Sheïtan signifie Satan en arabe et Bogat signifie riche en roumain et en slovène. NDLR](...)

La convention fut paraphée le 10 février 1972. (...) La traduction de Stephanie's Heads fut remise à Shatan Bogat le 26 février 1973. Paule du Bouchet, qui avait contrôlé [le travail de Pauline Verdun], trouva qu'il exigeait un certain nombre de retouches. Mais Robert Gallimard, sachant quel usage en ferait Gary, décida de le lui envoyer tel qu'il était. Il ne se trompait pas. Fin mars, Charles-André Junod informait Gallimard que son client avait réécrit le livre, car il trouvait que son premier texte n'était pas assez vivant. Il se chargeait de faire effectuer à ses frais une nouvelle traduction par un 'professeur de français (bien entendu fictif) vivant à Sydney' !

Shatan Bogat acheva la réécriture de son livre le 28 septembre 1973. L'avocat genevois l'envoya à Robert Gallimard, alors que Gary habitait à quelques dizaines de mètres de là. (...) Gary avait fait écrire sur la jaquette que la traduction des Têtes de Stéphanie était l'oeuvre de Françoise Lovat. Ce roman avait un auteur et un traducteur fictifs."

Gary dans sa maison à Majorque au début des années 70.
Il ressort de tout ça que Gary écrit à une vitesse impressionnante. S'il "conçoit l'idée" à l'été 1971 et fait remettre le manuscrit le 12 août de la même année, cela laisse quelques jours ou quelques semaines au plus pour l'écrire. Autant que l'on puisse l'établir par recoupements, Gary a écrit entre 1971 et 1974 Europa, Les Têtes de Stéphanie (plusieurs fois !), Les Enchanteurs, The Gasp, la version originale anglaise de Charge d'âme, le scénario du film Kill !La nuit sera calme, et Gros-Câlin.

Notons en passant que La nuit sera calme est également une supercherie, puisque, présenté comme un recueil d'entretiens avec François Bondy, le livre est en réalité entièrement écrit par Gary. Mais François Bondy, qui existe vraiment, était complice.

Durant cette période, Gary est (ou se croit) chroniquement en manque d'argent. En 1974, il se plaint de n'avoir qu'un million de francs suisses à la banque... Il a deux ex-femmes, une cousine malade à sa charge, d'innombrables maîtresses et quatre maisons. Il écrit comme un forcené, menace périodiquement Gallimard de changer d'éditeur pour obtenir plus d'à-valoir, de mensualités, de prêts. En écrivant lui-même les versions anglaise et française de ses livres, il retient les droits de traduction. Et bien sûr, il évite autant que possible de payer des impôts.

Pour revenir aux Têtes de Stéphanie, on peut remarquer que la scène la plus étrange du roman est celle où Stéphanie se réveille dans un avion pour découvrir tous les passagers décapités. Elle se demande d'abord s'il s'agit d'un cauchemar, ou si elle hallucine après avoir été droguée. 
En 1970, Jean Seberg avait passé une année horrifique. Après une tentative de suicide, elle avait accouché d'une enfant mort-née et sombré dans la folie. Dans l'avion qu'elle prit de Zurich pour se rendre à l'enterrement de sa fille aux Etats-Unis, elle eut une crise de démence et sortit nue des toilettes en hurlant que l'avion avait été détourné et qu'on voulait la tuer. Elle fut internée plusieurs fois à Paris et finit par être stabilisée fin 1970 après l'intervention de Gary.

Quoiqu'il en soit, les Têtes de Stéphanie reçoivent en 1974 un assez bon accueil, mais Romain Gary est déçu que certains critiques qui connaissent bien son oeuvre ne l'aient pas reconnu.
On peut même parler de festival de conneries de la part des journalistes littéraires, si vous voulez mon avis.

Gary a écrit pour la jaquette intérieure du livre une biographie tout à fait fantaisiste de Shatan Bogat, qui mérite d'être rapportée (verbatim y compris la ponctuation erratique) comme un petit joyau de l'anecdote littéraire : 
"Fils d'un émigré turc, Shatan Bogat est né aux Etats-Unis, dans l'Oregon, il y a trente-neuf ans. Après avoir fait des études d'ingénieur, il a servi pendant quatre ans dans la marine américaine, puis fait du journalisme sur la côte Ouest avant de s'installer aux Indes, où il dirige une compagnie de pêche et de transport maritime dans l'océan indien et le golfe Persique.
Particulièrement hostile à tout ce qui a trait au commerce des armes sous toutes ses formes, Shatan Bogat a beaucoup écrit sur ce sujet, et en particulier un roman, Seven Years in Fire ainsi qu'un reportage sur le trafic international de l'or et des armements, qui lui a valu, en 1970, le prix Dakkan."

Cette biographie est reprise par Gallimard dans un communiqué de presse annonçant la parution du livre, et gobée tout rond par tous les journalistes. Shatan Bogat a un nom qui certes sonne vaguement turc mais personne ne s'aperçoit que ce n'en est pas. Est-ce par provocation que Gary a donné à Bogat une carrière dans le journalisme, et même un prix, aussi imaginaire que le reste, pour un reportage ? C'est possible, mais dans ce cas personne n'y a cédé. Certes il n'y avait pas l'internet à l'époque, mais quand même, une carrière de journaliste en Californie ? Un prix de journalisme ? Un roman publié aux Etats-Unis ? Il n'y avait pas l'ISBN, mais on pouvait demander à un collègue étatsunien de consulter les catalogues de la bibliothèque du Congrès, ou les dictionnaires de publications disponibles ou épuisées...

Dans une autre biographie que j'ai découverte récemment, "Romain Gary, The Man Who Sold His Shadow", publiée aux Etats-Unis en 2002, un certain Ralph W. Schoolcraft cite des articles de l'époque et remarque judicieusement qu'ils fondent leur analyse de l'oeuvre littéraire sur la figure d'un auteur qui est tout aussi stéréotypé que les personnages que l'on trouve habituellement dans ce genre de roman d'espionnage. Bogat devient même pêcheur d'éponges. Encore plus romanesque. 

La palme revient à France-Soir, qui écrit (je retraduis de l'anglais) que Bogat possède "un style 100% américain, à la fois explosif et décontracté, mais avec une maîtrise de la couleur locale du golfe Persique qui ne vient pas de l'oeil d'un touriste."
Bien vu l'aveugle : ayant rédigé un récit de voyage au Yémen en feuilleton pour... France-Soir en 1970, Les trésors de la mer rouge, "Gary possédait une connaissance du golfe Persique qui était précisément celle d'un touriste" !

En réalité, le seul détail qui mit vaguement la puce à l'oreille de quelques critiques, c'est la publication par Gallimard du roman dans une belle édition hors collection, plutôt que dans la Série Noire, comme il siérait (ou aurait sis) à un jeune auteur. D'autant plus que pour être noir, c'était noir.

Seul le jeune Jean-Claude Zylberstein, responsable des romans étrangers chez Juillard, écrivit dans le Nouvel Observateur du 8 mai 1974 : "Bogat est un maître. Mais lequel ? C'est aussi un mystère."
Gary crut que Zylberstein l'avait démasqué. Zylberstein lui-même raconta plus tard à Myriam Anissimov qu'en fait il s'était seulement douté qu'il ne s'agissait ni d'un premier roman ni d'une traduction.  

Wishful thinking ou prétexte de la part de Romain Gary, cet épisode le décida à révéler son identité. C'est surtout que Shatan Bogat, contrairement à Emile Ajar un peu plus tard, vendait moins que Romain Gary, et Claude Gallimard n'était pas content. La révélation du véritable auteur des Têtes de Stéphanie le 20 juin 1974 ne fit pas non plus grand bruit. Mais enfin la seconde édition de juillet 74 parut, sur la suggestion de Gary, avec sur la couverture un timbre à son effigie, comme j'ai narré précédemment.

Ce qui fait que je viens de consacrer deux longs articles à un personnage dont la vie littéraire a duré exactement 48 jours. C'est peut-être un record. Si d'aucuns trouvent que mes enquêtes littéraires relèvent de la tétrapilectomie, ils ont raison...

Enfin je m'avise un peu tard que l'on célèbre en ce moment même en France le trentenaire (?) de la mort de Romain Gary, avec notamment une exposition au Musée des lettres zet manuscrits, 222 boulevard Saint-Germain, central, heureusement prolongée jusqu'au 3 avril 2011. Je m'y ruerai aussitôt que possible, et si je trouve là-bas d'autres détails croustillants, je n'hésiterai pas à remettre une couche de Romain Gary...