Je n'arrive plus à me souvenir de l'année où j'ai découvert un dessin signé Luz. C'était une suite de six vignettes, où une fille voilée en plan fixe monologuait, en substance : "Si je porte le voile ce n'est pas par soumission, c'est mon choix, c'est pour me mettre à l'abri des regards concupiscents..." Au fur et à mesure, la fille s'énervait toute seule : "... des pensées impures de tous ces connards de peine-à-jouir D'ISLAMISTES DE MEEERDE !!!!!" finissait-elle en braillant. Sur la dernière vignette, on la voyait de loin, avec des barbus qui arrivaient de chaque côté de l'image avec une pierre à la main, et elle disait en tout petit : "fuck".
Vous vous doutez que je n'ai pas réussi à retrouver cette planche, ayant changé plusieurs fois d'ordinateur, sinon je n'aurais pas essayé tant bien que mal de la décrire. Elle n'est pas perdue, elle est quelque part sur un disque dur de sauvegarde que je n'ai pas sous la main. Elle me plaisait tellement que je voulais la montrer à tout le monde. A l'époque, on n'avait pas tous les outils pour lire les pdf, il n'y avait pas facebook et tout ça, j'avais fait passer l'image au format word en 21/27 pour l'envoyer par mail à tous mes amis. J'avais écrit : Luz élu meilleur dessinateur du monde par un jury international composé de moi-même. L'une de mes amies journalistes m'avait répondu : "Je connais Luz, c'est un jeune sympa, je lui ai transféré ton mail et il dit que merci beaucoup." J'étais ravie.
Depuis je passe mon temps à essayer de raconter des dessins de Luz aux gens (je sais, ça ne marche pas du tout). En 2006, pas moyen de mettre la main sur le numéro spécial blasphème de Charlie, vite épuisé. A force de supplications, j'ai fini par me le faire prêter par un client dans un bistro. En lisant l'histoire de quatre pages de Luz, j'ai tellement pleuré de rire que je suis tombée de mon tabouret. Tout ça pour dire que les dessinateurs de Charlie, et parmi eux Luz mon préféré, sont pour moi comme une famille éloignée, des cousins qui seraient très cools. Je ne vais pas parler aux morts, ça ne sert à rien. Ils ne sont ni en enfer ni au paradis, ils sont dans l'histoire de France des pornographes, libertins, athées et blasphémateurs qui commence avec Rabelais, et qui n'est pas finie. Je m'inquiète plutôt pour les vivants.
Aujourd'hui j'ai lu sur le site de Brain Magazine le papier de Camille, la femme de Luz, et je ne sais pas quoi faire. Je voudrais leur envoyer des fleurs, des chocolats, une bouteille de whisky pour les réconforter. Camille, vous permettez que je vous appelle Camille ? Ne lisez plus la presse, encore moins les blogs comme celui-ci où n'importe quel clampin peut dire n'importe quoi, et surtout pas le Plus du Nouvel Obs ! C'est de la merde ! Tout le monde a le droit de s'exprimer, mais personne n'est (encore) obligé d'écouter. Eteignez votre ordinateur. Faites une pause. Il y a littéralement 174 millions de liens pour "Charlie Hebdo" sur google. Vous n'allez pas les lire tous, encore moins les réfuter. Ce n'est plus un débat, c'est du bruit. Vous avez besoin de silence. Mettez-vous à l'abri. Laissez passer le cyclone de connerie.
Oui il y a des cons partout, oui c'est dans l'adversité qu'on reconnaît ses vrais amis. Ce sont des poncifs éculés, mais on est quand même décontenancé quand on en fait l'expérience directe. Beaucoup de gens ont des convictions mais pas de réflexion. Ils ont une espèce de marmelade d'idées dans la tête. Ils ne manipulent pas des concepts, ce sont les concepts qui les manipulent. Il y a beaucoup de soi-disant intellectuels qui se blesseraient avec le rasoir d'Occam. Il y en a autant à gauche qu'à droite, et encore plus chez les féministes, à mon avis.
Je pense à Romain Gary, je vais vous dire pourquoi. Je suis un peu spécialiste de Romain Gary, sa vie et son oeuvre, comme on dit. En 1995, j'avais lu le livre de Nancy Houston, Tombeau de Romain Gary, et je l'avais trouvé stupide. Depuis, tout ce que j'ai lu d'elle m'a vaguement agacée, ça ne m'étonne pas qu'elle soit toujours à côté de la plaque. Romain Gary est un bel exemple de personnage intelligent, intègre et lucide que la vox populi a classé parmi les vieux cons réacs. Quand il disait "les noirs sont des salauds comme les autres, je ne suis pas raciste", évidemment ça ne plaisait pas à grand monde.
Dans Vie et mort d'Emile Ajar, il raconte pour être publié à titre posthume à quel point l'expérience d'Emile Ajar a démontré bien au-delà de ses soupçons la bêtise, la futilité et la paresse des critiques et des commentateurs littéraires. Mais il raconte aussi sa surprise d'avoir reçu des lettres de lecteurs anonymes, du fin fond de la France, qui l'avaient toujours lu avec attention, avec intelligence, avec amour, et qui bien sûr l'avaient tout de suite reconnu sous le pseudonyme d'Emile Ajar. Je pense à ce livre en pensant à vous. Il pourrait peut-être vous réconforter. Ou peut-être vous faire pleurer. Je ne sais pas. Comme je vous disais, je ne sais pas quoi faire.