On sait que Romain Gary s'est moqué pendant des années de l'intelligentsia littéraire française en publiant plusieurs romans à succès, dont un prix Goncourt, sous le nom d'Emile Ajar. Il s'en est expliqué dans "Vie et mort d'Emile Ajar", et le pauvre Paul Pawlovitch qui portait le chapeau d'Emile Ajar a raconté son aventure dans "L'homme que l'on croyait".
Les maniaques comme moi savent aussi que Romain Gary a publié sous le nom de Fosco Sinibaldi une satire de l'ONU (tout-à-fait réjouissante, d'ailleurs) alors qu'il était diplomate, et un roman d'aventures intitulé "Les têtes de Stéphanie" sous le nom de Shatan Bogat.
Ce dernier est une espèce de thriller sanglant dans lequel ladite Stéphanie trouve des têtes coupées partout sur son chemin. Sur la jaquette de l'édition originale (du moins le croyais-je) chez Gallimard, que je conserve précieusement dans ma collection, Romain Gary ne fait pas mystère d'en être l'auteur, sa photo apparaît sur la couverture et il explique au dos ses raisons de prendre un pseudonyme.
Jusqu'ici, tout va bien.
D'une part, ce n'est pas la première fois que Romain Gary aurait écrit directement en anglais pour traduire ensuite en français, c'est le cas par exemple pour Lady L. Je doute en revanche que Mme Lovat soit pour grand chose dans la traduction (Françoise, si vous n'êtes pas d'accord, manifestez-vous dans les commentaires, merci). D'autre part ce titre original paraît aujourd'hui bien audacieux, par les temps qui courent on se prendrait une fatwa pour moins que ça...
Bref, amusée par ce détail, je demandai aussitôt à Google de me procurer cet ouvrage original en anglais pour ma collection de curiosa. Or quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu'il existe en effet un livre qui porte ce titre improbable, et qui est publié sous le nom de... René Deville ! Comme disent nos amis britanniques : the plot thickens.
Ce livre a été publié à Londres en 1975 par Collins. D'accord, la couverture n'est pas de très bon goût, mais le roman non plus n'est pas de très bon goût, elle sied donc à un auteur parfaitement inconnu. Et il s'agit bien du même livre, certaines librairies en ligne indiquant René Deville, alias R. Gary.
Alors là, je suis flabbergasted : je n'ai jamais entendu parler de René Deville, et j'ai lu toutes les biographies qui existent.
Comble d'ironie, un catalogue indique que ce roman est traduit du français par J. Maxwell Brownjohn. Titre original : Les têtes de Stéphanie, évidemment. On tourne en rond...
Maxwell Brownjohn ? Come on ! This must be a joke ! (J. Maxwell if you exist, say something in the commentary, thank you).
Qu'est-ce à dire ?
Je pensais bêtement que le livre avait été publié d'abord aux Etats-Unis, puisque Romain Gary avait habité là-bas. Or il semble que ni les Américains, ni les Anglais n'aient jamais entendu parler de Shatan Bogat.
Romain Gary déclare sur la quatrième de couverture des Têtes de Stéphanie : "Je révèle aujourd'hui mon identité réelle parce que de toutes façons certains critiques ont percé le secret de cette 'réincarnation'."
Tout ceci ne tient pas debout. D'abord, je ne connais pas de précédente édition en France de Shatan Bogat. Ensuite, les critiques seraient bien incapable de reconnaître Gary, et il le savait bien puisque Gros-Câlin, "premier roman" d'Emile Ajar encensé par la critique venait de paraître au Mercure de France (et La vie devant soi gagnera le prix Goncourt l'année suivante).
Les Anglais ont-ils vraiment traduit, ou retraduit ce roman depuis le français, puisque l'édition date de l'année suivante ? Difficile à croire, parce que les éditeurs ont besoin de savoir à qui ils paient des droits, et pourquoi traduiraient-ils un livre qui indique clairement qu'il est traduit de l'anglais ? Ou savaient-ils qu'il ne s'agissait pas en réalité d'une traduction ? Et pourquoi sous le nom de René Deville ?
Ou Romain Gary a-t-il tout écrit, inventé les deux traducteurs, et publié les deux versions quasi-simultanément à Paris et à Londres ? René Deville est un nom bien palot par rapport aux pseudonymes plus flamboyants ou en tous cas exotiques que Gary affectionnait. A-t-il en plus inventé Shatan Bogat, un pseudonyme qui n'existe pas ? Poussé le vice jusqu'à publier chez Gallimard sous un faux pseudonyme, en quelque sorte ? Il en serait bien capable, le bougre..