Il m'arrive souvent de faire des parallèles hasardeux ou des rapprochements oiseux qui provoquent chez mes interlocuteurs un ennui poli ou au pire un regard angoissé qui signifie : Mais de quoi elle parle ???
C'est pourquoi je ne peux dissimuler ma satisfaction lorsque d'autres, particulièrement des journalistes qui sont payés pour ça, expriment des idées qui me viennent le matin sous la douche, et que je garde pour moi.*
Or donc je jubilai en lisant dans le Time Magazine du 28 février un article de Fareed Zakaria dont je traduis ici tout de go le début.
"L'année des révolutions commença en janvier, dans un petit pays de peu d'importance. Puis la rébellion se propagea au plus grand et plus puissant Etat de la région, renversant un régime qui semblait bien enraciné. Les effets furent de grande envergure. L'air se remplit de cris de liberté. Des manifestations de rue apparurent partout, remettant en cause le pouvoir des autocrates et des monarques, qui observaient depuis leurs palais, envahis par la crainte.
Cette description pourrait être celle des événements en Tunisie et en Egypte où les révolutions pacifiques ont inspiré et galvanisé les peuples à travers le moyen-orient.**
En fait, elle se réfère à des soulèvements populaires survenus 162 ans plus tôt, qui commencèrent en Sicile et en France. Les révolutions de 1848, comme elles furent appelées, étaient remarquablement similaires à ce qui se passe en ce moment même au moyen-orient. (Elles furent surnommées le printemps des peuples par les historiens de l'époque.) En toile de fond se trouvaient, comme aujourd'hui, la récession économique et la hausse des prix des produits alimentaires. Les monarchies étaient vieilles et sclérosées. Les jeunes étaient à l'avant-garde. De nouvelles technologies (la diffusion de masse de la presse écrite !) permettaient [pour la première fois] d'informer les foules."
Notons que le printemps des peuples naquit en réalité en novembre 1847 en Suisse, seul endroit d'ailleurs où il aboutit à une constitution démocratique en 1848.
Les monarques et aristocrates européens accaparent les richesses et se soucient peu de la crise économique. Les salaires des ouvriers payés à la journée baissent. Avec la hausse des prix, ils suffisent à peine à acheter un bout de pain par jour. En 1848, plus de la moitié des ouvriers parisiens est au chômage, et meurt tout simplement de faim. Les provinciaux affluent à Paris à la recherche d'un travail qu'ils ne trouvent pas.
Pendant ce temps, la famine fait un million (un million !) de morts et deux millions de réfugiés en Irlande.
Karl Marx publie à Londres le Manifeste du Parti Communiste.
A Paris, les étudiants et les ouvriers se rassemblent place de la Madeleine le 22 février 1848, à l'appel du journal Le National, pour protester contre l'interdiction par le Préfet de Police d'un banquet révolutionnaire (voir Le banquet révolutionnaire de Château Rouge). Après trois jours d'émeutes, au cours desquels la Garde Nationale prend peu à peu le parti du peuple, le Roi Louis-Philippe d'Orléans est contraint à l'exil. Un gouvernement provisoire républicain est proclamé le 25 février au Palais-Bourbon.
Tout cela est bel et bon, mais le peuple de Paris a déjà fait deux révolutions, il a obtenu il n'y a pas si longtemps, en 1830, une monarchie parlementaire, et il se trouve toujours dans la même mouise. Il a des députés d'extrême gauche, d'innombrables journaux, des étudiants et des intellectuels engagés, et il sait ce qu'il veut : la république sociale.
C'est là que ça devient délicat. Le Gouvernement provisoire (Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Louis Blanc ça vous dit quelque chose ?) est douloureusement conscient que sa priorité est de donner du travail au peuple.
Louis Blanc a réclamé en vain la création d'un véritable ministère du travail. Pour le calmer, on le charge de diriger la Commission du Luxembourg où économistes libéraux, théoriciens socialistes et délégués des ouvriers parisiens travaillent à un Plan d'organisation du travail. Le droit au travail*** a été proclamé dès le 25, sous la pression de la rue. Le 26 février, on décide la création des ateliers nationaux.
L'aventure des ateliers nationaux se lit comme une lente agonie.
Au départ les ouvriers chômeurs doivent se rendre à la mairie de leur arrondissement (Paris en compte alors 12) avec un certificat du propriétaire ou du logeur de leur garni qui garantit leur domicile à Paris ou dans le département de la Seine. Ce certificat visé par le commissaire de police du quartier est échangé contre un bulletin d'admission aux Ateliers nationaux. Mais les mairies sont débordées par l'afflux des chômeurs, dont le nombre passe de 6 000 le 15 mars, à 30 000 le 30 mars, puis à 64 000 le 16 avril pour culminer à 117 000 le 30 avril.
Les chômeurs sont employés à de grands travaux publics de terrassement et de chemins de fer, bien que la moitié seulement soient des ouvriers du bâtiment. Les ateliers nationaux sont organisés militairement.
Le simple ouvrier perçoit 2 francs par jour de travail, l'escouadier 2,50 francs, le brigadier 3 francs, le lieutenant 4 francs. Comme il est impossible d'employer tous les jours les ouvriers (on estime à un jour sur quatre le travail effectif) une indemnité d'inactivité de 1,50 franc est versée, soit une réduction de 50 centimes sur la paye ordinaire. Dès le 17 mars, en raison du gonflement considérable des effectifs, on réduit encore de 50 centimes l'indemnité et la paye du dimanche est supprimée. A ce moment la livre de pain coûte en moyenne 35 centimes.
Au bout d'un mois, on emploie les ouvriers des ateliers nationaux sur les boulevards à dessoucher les arbres abattus par les révolutionnaires, ou à ne rien faire du tout. Les bourgeois sont choqués de voir cette racaille "payée à ne rien faire". En passant, les ateliers nationaux et la relative aide médicale et sociale institués par le gouvernement provisoire ont attiré à Paris les pauvres de province et de l'étranger. Ceci a motivé le vote de la première loi sur la réglementation de la main d'oeuvre étrangère, réservant le droit au travail aux Français, concept promis à un bel avenir.
Le gouvernement provisoire a duré 40 jours. Il a aboli la peine de mort pour des motifs politiques, l'esclavage, les châtiments corporels, la contrainte par corps, la prison pour dettes. Il a organisé en moins d'un mois les premières élections au suffrage universel (masculin) de l'histoire. Les nouveaux électeurs de province ont pris peur, et/ou votent comme leur bon maître leur dit. Les élections du 23 avril donnent la majorité aux républicains modérés et aux monarchistes qui avancent masqués. Auguste Blanqui et Raspail perdent leur siège. Louis Blanc est exclu du gouvernement. La république sociale est morte dans l'oeuf.
Bien entendu, la république bourgeoise**** ferme les ateliers nationaux le 22 juin, provoquant une nouvelle insurrection populaire. Ce que la monarchie n'a pas su faire, la république y réussira : mater la révolution par une répression sanglante. Le bilan est estimé à entre 6000 et 8000 morts, 25000 arrestations, 11000 déportations en Algérie.
Cette seconde République finira elle-même en eau de boudin après l'élection au suffrage universel de Louis-Napoléon Bonaparte, qui rétablira l'Empire à la première occasion. Mais la monarchie, elle, fut définitivement éliminée en France, en tous cas aux dernières nouvelles.
Moralité : il faut vingt minutes pour changer de régime politique et rétablir les libertés publiques, vingt jours pour élire une assemblée constituante au suffrage universel. Ce qui n'est déjà pas si mal. Mais il faut vingt ans d'une politique très intelligente, et si possible honnête, pour sortir des millions de citoyens de la pauvreté. Le Brésil l'a fait, et pourvu que ça dure.
Alors, vive la Sociale, et bon courage, camarades...
Notes :
Sources : Why There's No Turning Back in the Middle East By Fareed Zakaria
Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey : 1848, la révolution oubliée. Ed. La Découverte, 2009
C'est pourquoi je ne peux dissimuler ma satisfaction lorsque d'autres, particulièrement des journalistes qui sont payés pour ça, expriment des idées qui me viennent le matin sous la douche, et que je garde pour moi.*
Révolution tunisienne. Crédit Photo AFP/Fethi Bel Aida |
"L'année des révolutions commença en janvier, dans un petit pays de peu d'importance. Puis la rébellion se propagea au plus grand et plus puissant Etat de la région, renversant un régime qui semblait bien enraciné. Les effets furent de grande envergure. L'air se remplit de cris de liberté. Des manifestations de rue apparurent partout, remettant en cause le pouvoir des autocrates et des monarques, qui observaient depuis leurs palais, envahis par la crainte.
Cette description pourrait être celle des événements en Tunisie et en Egypte où les révolutions pacifiques ont inspiré et galvanisé les peuples à travers le moyen-orient.**
En fait, elle se réfère à des soulèvements populaires survenus 162 ans plus tôt, qui commencèrent en Sicile et en France. Les révolutions de 1848, comme elles furent appelées, étaient remarquablement similaires à ce qui se passe en ce moment même au moyen-orient. (Elles furent surnommées le printemps des peuples par les historiens de l'époque.) En toile de fond se trouvaient, comme aujourd'hui, la récession économique et la hausse des prix des produits alimentaires. Les monarchies étaient vieilles et sclérosées. Les jeunes étaient à l'avant-garde. De nouvelles technologies (la diffusion de masse de la presse écrite !) permettaient [pour la première fois] d'informer les foules."
Notons que le printemps des peuples naquit en réalité en novembre 1847 en Suisse, seul endroit d'ailleurs où il aboutit à une constitution démocratique en 1848.
Les monarques et aristocrates européens accaparent les richesses et se soucient peu de la crise économique. Les salaires des ouvriers payés à la journée baissent. Avec la hausse des prix, ils suffisent à peine à acheter un bout de pain par jour. En 1848, plus de la moitié des ouvriers parisiens est au chômage, et meurt tout simplement de faim. Les provinciaux affluent à Paris à la recherche d'un travail qu'ils ne trouvent pas.
Pendant ce temps, la famine fait un million (un million !) de morts et deux millions de réfugiés en Irlande.
Karl Marx publie à Londres le Manifeste du Parti Communiste.
A Paris, les étudiants et les ouvriers se rassemblent place de la Madeleine le 22 février 1848, à l'appel du journal Le National, pour protester contre l'interdiction par le Préfet de Police d'un banquet révolutionnaire (voir Le banquet révolutionnaire de Château Rouge). Après trois jours d'émeutes, au cours desquels la Garde Nationale prend peu à peu le parti du peuple, le Roi Louis-Philippe d'Orléans est contraint à l'exil. Un gouvernement provisoire républicain est proclamé le 25 février au Palais-Bourbon.
Barricade rue Soufflot en 1848, peinture de Horace Vernet |
C'est là que ça devient délicat. Le Gouvernement provisoire (Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Louis Blanc ça vous dit quelque chose ?) est douloureusement conscient que sa priorité est de donner du travail au peuple.
Louis Blanc a réclamé en vain la création d'un véritable ministère du travail. Pour le calmer, on le charge de diriger la Commission du Luxembourg où économistes libéraux, théoriciens socialistes et délégués des ouvriers parisiens travaillent à un Plan d'organisation du travail. Le droit au travail*** a été proclamé dès le 25, sous la pression de la rue. Le 26 février, on décide la création des ateliers nationaux.
L'aventure des ateliers nationaux se lit comme une lente agonie.
Au départ les ouvriers chômeurs doivent se rendre à la mairie de leur arrondissement (Paris en compte alors 12) avec un certificat du propriétaire ou du logeur de leur garni qui garantit leur domicile à Paris ou dans le département de la Seine. Ce certificat visé par le commissaire de police du quartier est échangé contre un bulletin d'admission aux Ateliers nationaux. Mais les mairies sont débordées par l'afflux des chômeurs, dont le nombre passe de 6 000 le 15 mars, à 30 000 le 30 mars, puis à 64 000 le 16 avril pour culminer à 117 000 le 30 avril.
Ouvriers (et ouvrières) des ateliers nationaux |
Le simple ouvrier perçoit 2 francs par jour de travail, l'escouadier 2,50 francs, le brigadier 3 francs, le lieutenant 4 francs. Comme il est impossible d'employer tous les jours les ouvriers (on estime à un jour sur quatre le travail effectif) une indemnité d'inactivité de 1,50 franc est versée, soit une réduction de 50 centimes sur la paye ordinaire. Dès le 17 mars, en raison du gonflement considérable des effectifs, on réduit encore de 50 centimes l'indemnité et la paye du dimanche est supprimée. A ce moment la livre de pain coûte en moyenne 35 centimes.
Au bout d'un mois, on emploie les ouvriers des ateliers nationaux sur les boulevards à dessoucher les arbres abattus par les révolutionnaires, ou à ne rien faire du tout. Les bourgeois sont choqués de voir cette racaille "payée à ne rien faire". En passant, les ateliers nationaux et la relative aide médicale et sociale institués par le gouvernement provisoire ont attiré à Paris les pauvres de province et de l'étranger. Ceci a motivé le vote de la première loi sur la réglementation de la main d'oeuvre étrangère, réservant le droit au travail aux Français, concept promis à un bel avenir.
Le gouvernement provisoire a duré 40 jours. Il a aboli la peine de mort pour des motifs politiques, l'esclavage, les châtiments corporels, la contrainte par corps, la prison pour dettes. Il a organisé en moins d'un mois les premières élections au suffrage universel (masculin) de l'histoire. Les nouveaux électeurs de province ont pris peur, et/ou votent comme leur bon maître leur dit. Les élections du 23 avril donnent la majorité aux républicains modérés et aux monarchistes qui avancent masqués. Auguste Blanqui et Raspail perdent leur siège. Louis Blanc est exclu du gouvernement. La république sociale est morte dans l'oeuf.
Bien entendu, la république bourgeoise**** ferme les ateliers nationaux le 22 juin, provoquant une nouvelle insurrection populaire. Ce que la monarchie n'a pas su faire, la république y réussira : mater la révolution par une répression sanglante. Le bilan est estimé à entre 6000 et 8000 morts, 25000 arrestations, 11000 déportations en Algérie.
Cette seconde République finira elle-même en eau de boudin après l'élection au suffrage universel de Louis-Napoléon Bonaparte, qui rétablira l'Empire à la première occasion. Mais la monarchie, elle, fut définitivement éliminée en France, en tous cas aux dernières nouvelles.
Moralité : il faut vingt minutes pour changer de régime politique et rétablir les libertés publiques, vingt jours pour élire une assemblée constituante au suffrage universel. Ce qui n'est déjà pas si mal. Mais il faut vingt ans d'une politique très intelligente, et si possible honnête, pour sortir des millions de citoyens de la pauvreté. Le Brésil l'a fait, et pourvu que ça dure.
Alors, vive la Sociale, et bon courage, camarades...
Notes :
*car chat échaudé craint le connard qui l'a foutu dans l'eau bouillante...
** par ici on a du mal à voir la Tunisie comme un pays du "moyen-orient", mais les Etatsuniens étant très à l'ouest, tout leur paraît oriental.
*** "Le gouvernement provisoire de la République s'engage à garantir l'existence des ouvriers par le travail. Il s'engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail." Décret du 25 février 1848.
**** "République sociale" et "République bourgeoise" ne sont pas des termes qui trahissent un marxisme rampant, c'est le vocabulaire de l'époque.
Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey : 1848, la révolution oubliée. Ed. La Découverte, 2009
Francis Demier : Droit au travail et organisation du travail en 1848, Actes du colloque international du cent cinquantenaire tenu à l'Assemblée nationale à Paris, les 23-25 février 1998, Ed. Creaphis, 2002