Nous avons établi naguère que Romain Gary n'avait pas tout dit au sujet de l'improbable Shatan Bogat, alias René Deville.
Ô miracle ! Une bonne âme anonyme s'est penchée sur mon blog pour me repêcher du marigot de l'ignorance empli de la fange du doute où je pataugeais jusqu'alors.
Il ressort de ce témoignage que, contrairement à ce que j'avais hâtivement prétendu, il existe bien une première édition des Têtes de Stéphanie chez Gallimard (achevée d'imprimer le 3 mai 1974 pour être précis), dont l'auteur est Shatan Bogat, sans aucune allusion à Romain Gary.
Shatan Bogat est donc un véritable pseudonyme, si l'on peut dire, même s'il n'a pas duré très longtemps.
En cherchant bien dans la biographie de Gary par Myriam Anissimov, on peut effectivement reconstituer l'affaire.
Citons de longs passages de cet ouvrage :
"Pendant l'été 71, alors qu'il travaillait sur Europa, Romain Gary avait eu l'idée d'écrire un roman d'aventures sous un nouveau pseudonyme. Deux raisons l'y poussaient. Comme il avait un statut officiel de résident en Suisse, il voulait faire établir son contrat de telle manière que ses droits d'auteur fussent versés dans ce pays dont la fiscalité était plus avantageuse que celle de la France. D'autre part, il voulait tester la vigilance de la critique qui portait depuis plusieurs années une attention condescendante à son oeuvre. (...)
Le 3 décembre 1971, Me Junod, l'avocat genevois de Gary, rappela aux éditions Gallimard qu'il avait soumis le 12 août à leur comité de lecture le manuscrit du roman intitulé Les têtes de Stéphanie, dont l'auteur, Shatan Bogat, était un de ses clients et lui avait donné pleins pouvoirs pour négocier un contrat. Le livre était écrit en anglais et portait le titre Emily's Heads. Quelques jours plus tard, Gary lui substitua Stephanie's Heads. (...) Shatan Bogat signifie en russe Satan le Riche. Ainsi avançait-il sous le masque de celui qui récolterait les fruits de sa supercherie. [Ce n'est pas tout à fait vrai : Wiktionnaire nous apprend que Sheïtan signifie Satan en arabe et Bogat signifie riche en roumain et en slovène. NDLR](...)
La convention fut paraphée le 10 février 1972. (...) La traduction de Stephanie's Heads fut remise à Shatan Bogat le 26 février 1973. Paule du Bouchet, qui avait contrôlé [le travail de Pauline Verdun], trouva qu'il exigeait un certain nombre de retouches. Mais Robert Gallimard, sachant quel usage en ferait Gary, décida de le lui envoyer tel qu'il était. Il ne se trompait pas. Fin mars, Charles-André Junod informait Gallimard que son client avait réécrit le livre, car il trouvait que son premier texte n'était pas assez vivant. Il se chargeait de faire effectuer à ses frais une nouvelle traduction par un 'professeur de français (bien entendu fictif) vivant à Sydney' !
La convention fut paraphée le 10 février 1972. (...) La traduction de Stephanie's Heads fut remise à Shatan Bogat le 26 février 1973. Paule du Bouchet, qui avait contrôlé [le travail de Pauline Verdun], trouva qu'il exigeait un certain nombre de retouches. Mais Robert Gallimard, sachant quel usage en ferait Gary, décida de le lui envoyer tel qu'il était. Il ne se trompait pas. Fin mars, Charles-André Junod informait Gallimard que son client avait réécrit le livre, car il trouvait que son premier texte n'était pas assez vivant. Il se chargeait de faire effectuer à ses frais une nouvelle traduction par un 'professeur de français (bien entendu fictif) vivant à Sydney' !
Shatan Bogat acheva la réécriture de son livre le 28 septembre 1973. L'avocat genevois l'envoya à Robert Gallimard, alors que Gary habitait à quelques dizaines de mètres de là. (...) Gary avait fait écrire sur la jaquette que la traduction des Têtes de Stéphanie était l'oeuvre de Françoise Lovat. Ce roman avait un auteur et un traducteur fictifs."
Gary dans sa maison à Majorque au début des années 70. |
Notons en passant que La nuit sera calme est également une supercherie, puisque, présenté comme un recueil d'entretiens avec François Bondy, le livre est en réalité entièrement écrit par Gary. Mais François Bondy, qui existe vraiment, était complice.
Durant cette période, Gary est (ou se croit) chroniquement en manque d'argent. En 1974, il se plaint de n'avoir qu'un million de francs suisses à la banque... Il a deux ex-femmes, une cousine malade à sa charge, d'innombrables maîtresses et quatre maisons. Il écrit comme un forcené, menace périodiquement Gallimard de changer d'éditeur pour obtenir plus d'à-valoir, de mensualités, de prêts. En écrivant lui-même les versions anglaise et française de ses livres, il retient les droits de traduction. Et bien sûr, il évite autant que possible de payer des impôts.
Pour revenir aux Têtes de Stéphanie, on peut remarquer que la scène la plus étrange du roman est celle où Stéphanie se réveille dans un avion pour découvrir tous les passagers décapités. Elle se demande d'abord s'il s'agit d'un cauchemar, ou si elle hallucine après avoir été droguée.
En 1970, Jean Seberg avait passé une année horrifique. Après une tentative de suicide, elle avait accouché d'une enfant mort-née et sombré dans la folie. Dans l'avion qu'elle prit de Zurich pour se rendre à l'enterrement de sa fille aux Etats-Unis, elle eut une crise de démence et sortit nue des toilettes en hurlant que l'avion avait été détourné et qu'on voulait la tuer. Elle fut internée plusieurs fois à Paris et finit par être stabilisée fin 1970 après l'intervention de Gary.
Quoiqu'il en soit, les Têtes de Stéphanie reçoivent en 1974 un assez bon accueil, mais Romain Gary est déçu que certains critiques qui connaissent bien son oeuvre ne l'aient pas reconnu.
On peut même parler de festival de conneries de la part des journalistes littéraires, si vous voulez mon avis.
Gary a écrit pour la jaquette intérieure du livre une biographie tout à fait fantaisiste de Shatan Bogat, qui mérite d'être rapportée (verbatim y compris la ponctuation erratique) comme un petit joyau de l'anecdote littéraire :
"Fils d'un émigré turc, Shatan Bogat est né aux Etats-Unis, dans l'Oregon, il y a trente-neuf ans. Après avoir fait des études d'ingénieur, il a servi pendant quatre ans dans la marine américaine, puis fait du journalisme sur la côte Ouest avant de s'installer aux Indes, où il dirige une compagnie de pêche et de transport maritime dans l'océan indien et le golfe Persique.
Particulièrement hostile à tout ce qui a trait au commerce des armes sous toutes ses formes, Shatan Bogat a beaucoup écrit sur ce sujet, et en particulier un roman, Seven Years in Fire ainsi qu'un reportage sur le trafic international de l'or et des armements, qui lui a valu, en 1970, le prix Dakkan."
Cette biographie est reprise par Gallimard dans un communiqué de presse annonçant la parution du livre, et gobée tout rond par tous les journalistes. Shatan Bogat a un nom qui certes sonne vaguement turc mais personne ne s'aperçoit que ce n'en est pas. Est-ce par provocation que Gary a donné à Bogat une carrière dans le journalisme, et même un prix, aussi imaginaire que le reste, pour un reportage ? C'est possible, mais dans ce cas personne n'y a cédé. Certes il n'y avait pas l'internet à l'époque, mais quand même, une carrière de journaliste en Californie ? Un prix de journalisme ? Un roman publié aux Etats-Unis ? Il n'y avait pas l'ISBN, mais on pouvait demander à un collègue étatsunien de consulter les catalogues de la bibliothèque du Congrès, ou les dictionnaires de publications disponibles ou épuisées...
Dans une autre biographie que j'ai découverte récemment, "Romain Gary, The Man Who Sold His Shadow", publiée aux Etats-Unis en 2002, un certain Ralph W. Schoolcraft cite des articles de l'époque et remarque judicieusement qu'ils fondent leur analyse de l'oeuvre littéraire sur la figure d'un auteur qui est tout aussi stéréotypé que les personnages que l'on trouve habituellement dans ce genre de roman d'espionnage. Bogat devient même pêcheur d'éponges. Encore plus romanesque.
La palme revient à France-Soir, qui écrit (je retraduis de l'anglais) que Bogat possède "un style 100% américain, à la fois explosif et décontracté, mais avec une maîtrise de la couleur locale du golfe Persique qui ne vient pas de l'oeil d'un touriste."
Bien vu l'aveugle : ayant rédigé un récit de voyage au Yémen en feuilleton pour... France-Soir en 1970, Les trésors de la mer rouge, "Gary possédait une connaissance du golfe Persique qui était précisément celle d'un touriste" !
En réalité, le seul détail qui mit vaguement la puce à l'oreille de quelques critiques, c'est la publication par Gallimard du roman dans une belle édition hors collection, plutôt que dans la Série Noire, comme il siérait (ou aurait sis) à un jeune auteur. D'autant plus que pour être noir, c'était noir.
Seul le jeune Jean-Claude Zylberstein, responsable des romans étrangers chez Juillard, écrivit dans le Nouvel Observateur du 8 mai 1974 : "Bogat est un maître. Mais lequel ? C'est aussi un mystère."
Gary crut que Zylberstein l'avait démasqué. Zylberstein lui-même raconta plus tard à Myriam Anissimov qu'en fait il s'était seulement douté qu'il ne s'agissait ni d'un premier roman ni d'une traduction.
Wishful thinking ou prétexte de la part de Romain Gary, cet épisode le décida à révéler son identité. C'est surtout que Shatan Bogat, contrairement à Emile Ajar un peu plus tard, vendait moins que Romain Gary, et Claude Gallimard n'était pas content. La révélation du véritable auteur des Têtes de Stéphanie le 20 juin 1974 ne fit pas non plus grand bruit. Mais enfin la seconde édition de juillet 74 parut, sur la suggestion de Gary, avec sur la couverture un timbre à son effigie, comme j'ai narré précédemment.
Ce qui fait que je viens de consacrer deux longs articles à un personnage dont la vie littéraire a duré exactement 48 jours. C'est peut-être un record. Si d'aucuns trouvent que mes enquêtes littéraires relèvent de la tétrapilectomie, ils ont raison...
Enfin je m'avise un peu tard que l'on célèbre en ce moment même en France le trentenaire (?) de la mort de Romain Gary, avec notamment une exposition au Musée des lettres zet manuscrits, 222 boulevard Saint-Germain, central, heureusement prolongée jusqu'au 3 avril 2011. Je m'y ruerai aussitôt que possible, et si je trouve là-bas d'autres détails croustillants, je n'hésiterai pas à remettre une couche de Romain Gary...
Enfin je m'avise un peu tard que l'on célèbre en ce moment même en France le trentenaire (?) de la mort de Romain Gary, avec notamment une exposition au Musée des lettres zet manuscrits, 222 boulevard Saint-Germain, central, heureusement prolongée jusqu'au 3 avril 2011. Je m'y ruerai aussitôt que possible, et si je trouve là-bas d'autres détails croustillants, je n'hésiterai pas à remettre une couche de Romain Gary...
Vive la tétrapilectomie!
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