dimanche 24 avril 2011

Hyperlexia


Devant la porte de la maison de mes parents, il y avait des rosiers. L'un d'entre eux avait conservé attachée à son pied une petite étiquette avec son nom.

Pendant dix ans, je ne suis jamais passée devant ce rosier sans m'arrêter pour lire cette étiquette, machinalement. Je calcule que je l'ai lue à vue de nez 10.000 fois, ce qui est beaucoup pour un document transmettant une information somme toute dispensable.

J'ai rencontré depuis d'autres lecteurs compulsifs qui, comme moi, ne peuvent voir quelque chose d'écrit sans le lire. A vrai dire, pendant longtemps je n'avais pas réfléchi à la question. Tant qu'on n'a pas rencontré des gens différents, on se croit évidemment normal, et j'ignorais donc qu'il existât des personnes en grand nombre qui peuvent passer devant une affiche couverte d'un long baratin en gardant nonchalamment les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges.

La curiosité étant mère de tous les vices parmi lesquels Google, je constatai que la "lecture compulsive" est considérée par google.fr comme une métaphore pour lire d'une traite un livre, ou les oeuvres d'un auteur, ou un genre littéraire, par exemple, lecture compulsive d'Oran Pahmuk, ou de romans à sensations, ou de bandes dessinées, etc. Rien de neurologique là-dedans. On trouve des lecteurs compulsifs auto-proclamés de la presse quotidienne, de modes d'emploi, de notices nécrologiques, de publicités pour les machines à laver le linge, et même de Voici, mais tout ceci bien que fort intéressant m'éloigne de mon sujet. 

Les Etats-Unis, qui sont plus prompts à tout médicaliser, nous parlent tout de suite de "obsessive-compulsive disorder", en français trouble obsessionnel compulsif, plus connu sous le nom de TOC.
Il existe un "obsessive Bible reading", mais cela fait partie des symptômes de la paranoïa, avec entendre les voix des anges, parler avec Dieu, voire se prendre pour Dieu, et, Darwin bless me, je ne me sens pas du tout concernée.

Enfin on trouve assez rapidement que la Faculté se penche depuis quelques années sur un phénomène de lecture compulsive chez les jeunes enfants, qui porte le joli nom d'hyperlexia, et qui mérite même une définition dans Wikipédia (en anglais).

L'hyperlexie, donc, mot utilisé dans certains articles bien qu'il ne soit pas dans le dictionnaire, est un syndrome dont les contours sont flous et empiètent sur ceux du syndrome d'Asperger, et de l'"autisme de haut niveau", traduction de "high functionning autism".

Tout cela repose sur l'hypothèse séduisante de l'existence d'un "spectre de l'autisme", non pas au sens de "fantôme", mais d'"échelle", par analogie avec le spectre de la lumière. Pour faire simple, disons que l'on peut être plus ou moins autiste, et qu'une personnalité peut présenter des traits autistiques sans pour autant passer ses journées à se taper la tête contre les murs.

Mais bref, il apparaît que certains enfants reconnaissent des mots avant l'âge de deux ans, et apprennent à  lire tout seuls avant trois ans.
En fait, ça se complique quand on s'aperçoit que ces enfants lisent tout ce qui est écrit mais ne comprennent pas le sens des textes. 

C'est comme si une capacité de décodage hypertrophiée les empêchait d'accéder au signifié. Comme chacun sait, le lien entre signifiant et signifié est arbitraire (Saussure aurait adoré ces recherches). Il n'est pas non plus automatique. Une image qui peut aider à éclairer mon propos : lorsque vous résolvez un sudoku, vous ne vous préoccupez pas de ce que ce dernier a à vous dire...

A ce titre, l'hyperlexie pourrait être le contraire de la dyslexie : les capacités de compréhension des dyslexiques sont parfaitement normales, mais ils ont des difficultés pour déchiffrer.

Les hyperlexiques apprennent à parler tard et difficilement, leur vocabulaire est pauvre et leur syntaxe rudimentaire. Ils mélangent les pronoms, ce qui fait partie des marqueurs de l'autisme, et sont souvent écholaliques. Si les capacités de communication s'améliorent en général à partir de quatre ou cinq ans, leurs "social skills" restent en général lamentables.

A l'école, bien que les méthodes scolaires soient plutôt inadaptées à leurs capacités d'apprentissage purement visuelles, ils sont d'une intense curiosité et peuvent manifester une attention et une mémoire remarquables pour des sujets sur lesquels ils focalisent. Comme les surdoués, ils peuvent passer pour des élèves brillants mais ingérables. Tout cela se tasse en général avec l'âge.

Au cas où par hasard vous vous posiez la question, bien que je trouve tout cela fascinant, je ne me sens pas (pour une fois) visée personnellement. Si j'étais une lectrice précoce, je me flatte d'avoir toujours à peu près compris ce que je lisais, et de continuer à le faire. Je suis même plutôt rassurée, car il n'y a rien dans l'encyclopédie des publications médicales sur la lecture compulsive des étiquettes de rosier, des boîtes de corn flakes et des plaques d'égout...


Sources : 

- University of Wisconsin
Hyperlexia: Reading Precociousness or Savant Skill?
J Autism Dev Disord. 2007 Apr;37(4):760-74.
Hyperlexia in children with autism spectrum disorders.

Source

PACE Center, New Haven, CT 06511, USA.
Cortex. 2010 Nov-Dec;46(10):1238-47. Epub 2010 Jul 8.
Developmental dissociations between lexical reading and comprehension: evidence from two cases of hyperlexia.

Source

Macquarie Centre for Cognitive Science, Macquarie University, Sydney, NSW, Australia. acastles@maccs.mq.edu.au

2 commentaires:

  1. Bonjour Miscelleanous

    Juste pour information, mon fils qui est un lecteur invétéré a appris à lire tout seul à 3 ans. Depuis il a été diagnostiqué "asperger" mais il a toujours compris le sens de ce qu'il lisait et a parlé très tôt avec un vocabulaire très riche. Comme quoi, les lignes de partage ne sont pas toujours aussi nettes ...
    Bien cordialement !

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  2. IsaD : Exactement. Il n'y a pas de ligne de partage. La classification des pathologies est artificielle. C'est bien sûr une construction intellectuelle. On donne à un, comment dire, trait cognitif le nom d'une pathologie à partir du moment où il est considéré comme... pathologique, c'est à dire handicapant.
    De plus, dans ce domaine de l'étude du "spectre de l'autisme" les catégories sont loin d'être définies.

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