Dans l'une des 1500 pièces du Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, dite la petite salle à manger, se tient cette charmante horloge, cadeau de Louis-Philippe au tsar Nicolas 1er, paraît-il. Elle est de style Louis XV, nous dit Christie's, qui en vendit naguère une similaire pour 49.500 euros, et qui s'y connaît en styles.
Le rhinocéros, debout sur son socle en bois doré, portant l'horloge de M. L'Aisné à Paris (c'est écrit dessus) sur son dos, ainsi que ce qui semble être un jeune japonais hilare brandissant une ombrelle, entouré de fioritures non moins dorées, coula des jours peut-être heureux, en tous cas paisibles, pendant près de 80 ans. C'est une chance que la longévité des rhinocéros, surtout en bronze, ne soit plus à démontrer.
Le Palais d'Hiver, comme chacun sait, fut la résidence officielle des tsars de Russie jusqu'à la révolution. L'immense tarte à la crème palais de style baroque pétrovien actuel date peu ou prou de 1760. En réalité, les tsars, qui étaient la proie de tentatives d'assassinat en veux-tu en voilà, n'habitaient plus le Palais d'Hiver depuis 1880 pour des raisons de sécurité, et n'y venaient que pour des cérémonies et grandes occasions. En 1904, le tsar Nicolas II et sa femme Alix, qui avait tendance à faire la gueule, et trouvait que "Saint-Pétersbourg était une ville pourrie", s'installèrent définitivement à Tsarkoïe Selo.
Mais leurs ennuis ne faisaient que commencer. En 1905, une manifestation pacifique se rend au palais d'hiver pour porter ses doléances au tsar (ignorant qu'il n'y est pas). La garde tire sur la foule et fait une centaine de morts. Ce dimanche rouge est le début de la fin de l'ancien régime.
En 1913, la célébration du tricentenaire de la dynastie des Romanov est morose. En 1914, c'est la guerre. Le tsar et sa femme se tiennent frigorifiés sur un coin de balcon du palais d'hiver pour saluer l'armée mobilisée qui défile sur la place, tandis que derrière eux on remise les meubles du palais pour convertir les salons de réception en hôpital pour le retour des blessés.
Les anciens appartements des membres de la famille impériale servirent de logements pour le personnel médical. Le rhinocéros lui, resta tranquillement sur son manteau de cheminée, car s'agissant de la salle à manger de l'empereur lui-même, on n'y avait pas lâché des infirmières, même pour la bonne cause.
Dès 1915, ça va très mal pour la Russie. Le tsar part au front, laissant sa femme faire n'importe quoi avec son copain Raspoutine. En février 1917*, à Pétrograd, comme on disait à l'époque, les soldats déserteurs unissent leurs forces avec les ouvriers en grève et les révoltés de la faim. Nicolas II abdique trois jours plus tard.
Toute la famille Romanov est embastillée à Ekaterinenbourg. Le gouvernement provisoire s'installe au Palais d'hiver, en même temps que se crée son rival bolchévique le soviet de Pétrograd. Le gouvernement provisoire siège dans le salon de malachite, une assez grandiose affaire dans la partie nord est du palais, qui sert toujours d'hôpital à ce moment là.
Pendant tout l'été 1917, les bolchéviques gagnent du terrain (politique et agricole). C'est l'époque du fameux slogan dont je me sers encore pour donner de l'urticaire aux réacs : "Tout le pouvoir aux Soviets !" Le soir du 6 novembre, c'est la Révolution d'Octobre*. Les gardes rouges prennent d'assaut le palais d'hiver (sans trop de grabuge, contrairement au portrait épique qu'en fera Eisenstein quelques années plus tard).
Les treize ministres de plus en plus provisoires quittent le salon de malachite et se réfugient dans la pièce à côté, qui n'est autre que la petite salle à manger. Après de longues déambulations dans les interminables couloirs obscurs du palais, une poignée de soldats et marins finissent par les débusquer et les placer en état d'arrestation. Le rhinocéros assiste impavide à cette scène historique. Quelqu'un arrête l'horloge pour marquer l'heure de la Révolution with a big R. Il est 2H10 du matin.
Après ça, ma foi, plus rien n'a changé dans la petite salle à manger pendant longtemps. Le palais d'hiver fut rapidement converti en musée, et les visiteurs, enthousiastes du goulag ou nostalgiques des koulaks, admirèrent au fil des lustres l'horloge qui marque la fin ou la naissance d'une époque. Le rhinocéros, lui, il s'en fout, il a connu la Révolution de 1789, les empires des Napoléons, la restauration, alors un autre empire, une autre révolution, une autre république, bof, ça le laisse froid comme le marbre qui surabonde autour de lui.
Tout ça nous mène en 2017 : la Russie soviétique n'est plus qu'un lointain souvenir. Environ 45% de la population russe a moins de 35 ans et n'a jamais connu les Soviets. Le gouvernement de Poutine s'abstient ostensiblement de rappeler à ses administrés déjà pas mal déprimés le centenaire de la Révolution d'Octobre. Les commémorations brillent par leur absence.
Mais Mikhail Borisovitch Piotrovsky, lui, est né en 1944. Il est directeur du musée de l'Ermitage, et il n'a pas oublié. (Il a d'ailleurs succédé à son père à ce poste, ce qui fleure un peu l'ancien régime.)
C'est sous la pression de ses collègues de l'Ermitage hors les murs d'Amsterdam que Piotrovsky se décide à organiser quand même une exposition sur la révolution, du 25 octobre 2017 au 4 février 2018. Pour l'inauguration, la façade du Palais d'Hiver est illuminée d'un rouge révolutionnaire, ou sanglant.
L'exposition est un travail d'équilibriste qui consiste à ne surtout pas faire l'apologie ni de la révolution ni de l'empire. La scénographie est confiée à une entreprise hollandaise, ce qui vaut probablement mieux pour tout le monde. Piotrovsky, lui, va répétant qu'il ne fait pas de politique.
Cependant, dans la nuit du 26 au 27 octobre 2017, faisant fi du calendrier grégorien*, Piotrovsky organisa une cérémonie dans la petite salle à manger, où il remit solennellement en marche l'horloge au rhino. "J'ai pensé simplement que ce serait une bonne façon de commémorer l'événement" a-t-il déclaré innocemment au Times de Londres.
Mais une bonne âme s'est fendue de traduire du russe des extraits de son discours rapportés dans la Rossykaya Gazeta : "Oui, ce fut un événement, la révolution. Mais c'est fini. Nous n'avons pas besoin d'entrer dans de nouveau cycles révolutionnaires, parce que l'histoire qui se répète se transforme en farce. Nous avons enterré la révolution. Nous devons l'enterrer soigneusement pour qu'elle ne puisse pas ressortir." (Oh putain ! NDLR)
Bon, ben, il ne l'envoie pas dire, comme disait ma grand-mère. Mais le plus ironique, c'est que son discours contient encore ou en tous cas fait allusion à une citation de Karl Marx : "tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce." C'est dans Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, et Marx citait lui-même Hegel, mais ne nous égarons pas.
Ah la la on ne refait pas une éducation à l'Université de Leningrad, hein Mikhail ? Dans un autre interview, Piotrovsky a déclaré que le Palais d'Hiver "nous montre que nous ne sommes tous que des insectes aux yeux de l'Histoire." (Les déclarations sont hasardeusement traduites du russe en anglais pas des sources peu fiables, puis en français par moi.) Ca c'est bien vrai. On est obligé d'être d'accord avec le bon docteur Piotrovsky. Nous ne sommes que des insectes au yeux de l'Histoire. Ou même pas. Peut-être seulement des acariens. Et vous savez quoi ? Aux yeux des rhinocéros aussi. Surtout en bronze.
*La Russie tsariste comptait toujours les dates avec le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien adopté en France et pays catholiques voisins en 1582. C'est d'ailleurs les soviets qui passèrent au calendrier grégorien, alors que l'église orthodoxe russe conserve encore le calendrier julien.
Sources :
Wikipédia
Twitter
http://hermitage--www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/?lng=fr
https://www.theartnewspaper.com/news/the-hermitage-s-big-russian-revolution-show-nearly-didn-t-happen
https://www.theguardian.com/culture/2016/feb/07/mikhail-piotrovsky-hermitage-museum-director-russia-interview
https://www.thetimes.co.uk/article/clock-of-russian-revolution-restarts-jc2vtz0mq
http://tass.com/society/972750
https://www.calvertjournal.com/news/show/9170/hermitage-re-starts-clocks-stopped-russian-revolution
Mais leurs ennuis ne faisaient que commencer. En 1905, une manifestation pacifique se rend au palais d'hiver pour porter ses doléances au tsar (ignorant qu'il n'y est pas). La garde tire sur la foule et fait une centaine de morts. Ce dimanche rouge est le début de la fin de l'ancien régime.
En 1913, la célébration du tricentenaire de la dynastie des Romanov est morose. En 1914, c'est la guerre. Le tsar et sa femme se tiennent frigorifiés sur un coin de balcon du palais d'hiver pour saluer l'armée mobilisée qui défile sur la place, tandis que derrière eux on remise les meubles du palais pour convertir les salons de réception en hôpital pour le retour des blessés.
Les anciens appartements des membres de la famille impériale servirent de logements pour le personnel médical. Le rhinocéros lui, resta tranquillement sur son manteau de cheminée, car s'agissant de la salle à manger de l'empereur lui-même, on n'y avait pas lâché des infirmières, même pour la bonne cause.
Dès 1915, ça va très mal pour la Russie. Le tsar part au front, laissant sa femme faire n'importe quoi avec son copain Raspoutine. En février 1917*, à Pétrograd, comme on disait à l'époque, les soldats déserteurs unissent leurs forces avec les ouvriers en grève et les révoltés de la faim. Nicolas II abdique trois jours plus tard.
Toute la famille Romanov est embastillée à Ekaterinenbourg. Le gouvernement provisoire s'installe au Palais d'hiver, en même temps que se crée son rival bolchévique le soviet de Pétrograd. Le gouvernement provisoire siège dans le salon de malachite, une assez grandiose affaire dans la partie nord est du palais, qui sert toujours d'hôpital à ce moment là.
Pendant tout l'été 1917, les bolchéviques gagnent du terrain (politique et agricole). C'est l'époque du fameux slogan dont je me sers encore pour donner de l'urticaire aux réacs : "Tout le pouvoir aux Soviets !" Le soir du 6 novembre, c'est la Révolution d'Octobre*. Les gardes rouges prennent d'assaut le palais d'hiver (sans trop de grabuge, contrairement au portrait épique qu'en fera Eisenstein quelques années plus tard).
Les treize ministres de plus en plus provisoires quittent le salon de malachite et se réfugient dans la pièce à côté, qui n'est autre que la petite salle à manger. Après de longues déambulations dans les interminables couloirs obscurs du palais, une poignée de soldats et marins finissent par les débusquer et les placer en état d'arrestation. Le rhinocéros assiste impavide à cette scène historique. Quelqu'un arrête l'horloge pour marquer l'heure de la Révolution with a big R. Il est 2H10 du matin.
Après ça, ma foi, plus rien n'a changé dans la petite salle à manger pendant longtemps. Le palais d'hiver fut rapidement converti en musée, et les visiteurs, enthousiastes du goulag ou nostalgiques des koulaks, admirèrent au fil des lustres l'horloge qui marque la fin ou la naissance d'une époque. Le rhinocéros, lui, il s'en fout, il a connu la Révolution de 1789, les empires des Napoléons, la restauration, alors un autre empire, une autre révolution, une autre république, bof, ça le laisse froid comme le marbre qui surabonde autour de lui.
Tout ça nous mène en 2017 : la Russie soviétique n'est plus qu'un lointain souvenir. Environ 45% de la population russe a moins de 35 ans et n'a jamais connu les Soviets. Le gouvernement de Poutine s'abstient ostensiblement de rappeler à ses administrés déjà pas mal déprimés le centenaire de la Révolution d'Octobre. Les commémorations brillent par leur absence.
Mais Mikhail Borisovitch Piotrovsky, lui, est né en 1944. Il est directeur du musée de l'Ermitage, et il n'a pas oublié. (Il a d'ailleurs succédé à son père à ce poste, ce qui fleure un peu l'ancien régime.)
C'est sous la pression de ses collègues de l'Ermitage hors les murs d'Amsterdam que Piotrovsky se décide à organiser quand même une exposition sur la révolution, du 25 octobre 2017 au 4 février 2018. Pour l'inauguration, la façade du Palais d'Hiver est illuminée d'un rouge révolutionnaire, ou sanglant.
L'exposition est un travail d'équilibriste qui consiste à ne surtout pas faire l'apologie ni de la révolution ni de l'empire. La scénographie est confiée à une entreprise hollandaise, ce qui vaut probablement mieux pour tout le monde. Piotrovsky, lui, va répétant qu'il ne fait pas de politique.
Cependant, dans la nuit du 26 au 27 octobre 2017, faisant fi du calendrier grégorien*, Piotrovsky organisa une cérémonie dans la petite salle à manger, où il remit solennellement en marche l'horloge au rhino. "J'ai pensé simplement que ce serait une bonne façon de commémorer l'événement" a-t-il déclaré innocemment au Times de Londres.
Mais une bonne âme s'est fendue de traduire du russe des extraits de son discours rapportés dans la Rossykaya Gazeta : "Oui, ce fut un événement, la révolution. Mais c'est fini. Nous n'avons pas besoin d'entrer dans de nouveau cycles révolutionnaires, parce que l'histoire qui se répète se transforme en farce. Nous avons enterré la révolution. Nous devons l'enterrer soigneusement pour qu'elle ne puisse pas ressortir." (Oh putain ! NDLR)
Bon, ben, il ne l'envoie pas dire, comme disait ma grand-mère. Mais le plus ironique, c'est que son discours contient encore ou en tous cas fait allusion à une citation de Karl Marx : "tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce." C'est dans Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, et Marx citait lui-même Hegel, mais ne nous égarons pas.
Ah la la on ne refait pas une éducation à l'Université de Leningrad, hein Mikhail ? Dans un autre interview, Piotrovsky a déclaré que le Palais d'Hiver "nous montre que nous ne sommes tous que des insectes aux yeux de l'Histoire." (Les déclarations sont hasardeusement traduites du russe en anglais pas des sources peu fiables, puis en français par moi.) Ca c'est bien vrai. On est obligé d'être d'accord avec le bon docteur Piotrovsky. Nous ne sommes que des insectes au yeux de l'Histoire. Ou même pas. Peut-être seulement des acariens. Et vous savez quoi ? Aux yeux des rhinocéros aussi. Surtout en bronze.
*La Russie tsariste comptait toujours les dates avec le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien adopté en France et pays catholiques voisins en 1582. C'est d'ailleurs les soviets qui passèrent au calendrier grégorien, alors que l'église orthodoxe russe conserve encore le calendrier julien.
Sources :
Wikipédia
http://hermitage--www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/?lng=fr
https://www.theartnewspaper.com/news/the-hermitage-s-big-russian-revolution-show-nearly-didn-t-happen
https://www.theguardian.com/culture/2016/feb/07/mikhail-piotrovsky-hermitage-museum-director-russia-interview
https://www.thetimes.co.uk/article/clock-of-russian-revolution-restarts-jc2vtz0mq
http://tass.com/society/972750
https://www.calvertjournal.com/news/show/9170/hermitage-re-starts-clocks-stopped-russian-revolution
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