dimanche 14 mars 2010

Romain Gary n'a pas tout dit !

On sait que Romain Gary s'est moqué pendant des années de l'intelligentsia littéraire française en publiant plusieurs romans à succès, dont un prix Goncourt, sous le nom d'Emile Ajar. Il s'en est expliqué dans "Vie et mort d'Emile Ajar", et le pauvre Paul Pawlovitch qui portait le chapeau d'Emile Ajar a raconté son aventure dans "L'homme que l'on croyait".

Les maniaques comme moi savent aussi que Romain Gary a publié sous le nom de Fosco Sinibaldi une satire de l'ONU (tout-à-fait réjouissante, d'ailleurs) alors qu'il était diplomate, et un roman d'aventures intitulé "Les têtes de Stéphanie" sous le nom de Shatan Bogat.

Ce dernier est une espèce de thriller sanglant dans lequel ladite Stéphanie trouve des têtes coupées partout sur son chemin. Sur la jaquette de l'édition originale (du moins le croyais-je) chez Gallimard, que je conserve précieusement dans ma collection, Romain Gary ne fait pas mystère d'en être l'auteur, sa photo apparaît sur la couverture et il explique au dos ses raisons de prendre un pseudonyme.
Jusqu'ici, tout va bien.

Mais à y regarder de plus près, cette édition de 1974 précise que le roman est "traduit de l'anglais par Françoise Lovat", et que le titre original est "A Direct Flight to Allah".
D'une part, ce n'est pas la première fois que Romain Gary aurait écrit directement en anglais pour traduire ensuite en français, c'est le cas par exemple pour Lady L. Je doute en revanche que Mme Lovat soit pour grand chose dans la traduction (Françoise, si vous n'êtes pas d'accord, manifestez-vous dans les commentaires, merci). D'autre part ce titre original paraît aujourd'hui bien audacieux, par les temps qui courent on se prendrait une fatwa pour moins que ça...

Bref, amusée par ce détail, je demandai aussitôt à Google de me procurer cet ouvrage original en anglais pour ma collection de curiosa. Or quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu'il existe en effet un livre qui porte ce titre improbable, et qui est publié sous le nom de... René Deville ! Comme disent nos amis britanniques : the plot thickens.

Ce livre a été publié à Londres en 1975 par Collins. D'accord, la couverture n'est pas de très bon goût, mais le roman non plus n'est pas de très bon goût, elle sied donc à un auteur parfaitement inconnu. Et il s'agit bien du même livre, certaines librairies en ligne indiquant René Deville, alias R. Gary.

Alors là, je suis flabbergasted : je n'ai jamais entendu parler de René Deville, et j'ai lu toutes les biographies qui existent.

Comble d'ironie, un catalogue indique que ce roman est traduit du français par J. Maxwell Brownjohn. Titre original : Les têtes de Stéphanie, évidemment. On tourne en rond...
Maxwell Brownjohn ? Come on ! This must be a joke ! (J. Maxwell if you exist, say something in the commentary, thank you).
















Qu'est-ce à dire ?

Je pensais bêtement que le livre avait été publié d'abord aux Etats-Unis, puisque Romain Gary avait habité là-bas. Or il semble que ni les Américains, ni les Anglais n'aient jamais entendu parler de Shatan Bogat.
Romain Gary déclare sur la quatrième de couverture des Têtes de Stéphanie : "Je révèle aujourd'hui mon identité réelle parce que de toutes façons certains critiques ont percé le secret de cette 'réincarnation'."
Tout ceci ne tient pas debout. D'abord, je ne connais pas de précédente édition en France de Shatan Bogat. Ensuite, les critiques seraient bien incapable de reconnaître Gary, et il le savait bien puisque Gros-Câlin, "premier roman" d'Emile Ajar encensé par la critique venait de paraître au Mercure de France (et La vie devant soi gagnera le prix Goncourt l'année suivante).

Les Anglais ont-ils vraiment traduit, ou retraduit ce roman depuis le français, puisque l'édition date de l'année suivante ? Difficile à croire, parce que les éditeurs ont besoin de savoir à qui ils paient des droits, et pourquoi traduiraient-ils un livre qui indique clairement qu'il est traduit de l'anglais ? Ou savaient-ils qu'il ne s'agissait pas en réalité d'une traduction ? Et pourquoi sous le nom de René Deville ?

Ou Romain Gary a-t-il tout écrit, inventé les deux traducteurs, et publié les deux versions quasi-simultanément à Paris et à Londres ? René Deville est un nom bien palot par rapport aux pseudonymes plus flamboyants ou en tous cas exotiques que Gary affectionnait. A-t-il en plus inventé Shatan Bogat, un pseudonyme qui n'existe pas ? Poussé le vice jusqu'à publier chez Gallimard sous un faux pseudonyme, en quelque sorte ? Il en serait bien capable, le bougre..

5 commentaires:

  1. apparemment, oui, c'est exactement ce qu'il a fait.

    Voir ici
    www.enviedecrire.com/wp-content/uploads/Guide-pratique-ecrivain1.pdf

    et ici
    hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/45/10/32/PDF/thesePluvinet.pdf
    en tapant "Lovat" dans le champ "recherche"...

    RépondreSupprimer
  2. « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci »
    Ainsi se termine le dernier ouvrage de Romain Gary, "Vie et mort d'Emile Ajar", publié à titre posthume. Nul doute que Gary, d'où qu'il se trouve, se soit bien amusé à nouveau en lisant votre page de blog concernant son canular « Les têtes de Stéphanie ». L'ouvrage fut en effet écrit par lui en anglais en 1971, sous le titre initial « Emily's Heads » remplacé ensuite par « Stephanie's Heads », soumis aux Editions Gallimard sous le pseudonyme de Shatan Bogat, avec la complicité de Robert et Claude Gallimard tenus au secret... Une traductrice de la Maison Gallimard, Pauline Verdun, fut dépêchée pour en livrer une version en français mais insatisfait, Gary lui-même réécrivit le livre en français avec la mention d'une traductrice fictive, Françoise Lovat. Et c'est ensuite qu'une nouvelle version anglaise fut publiée sous le pseudonyme de Michel Deville...
    Ce livre fut un coup d'essai qui préfigurera la période Ajar. C'était d'abord une opération commerciale avec tentative de détournement fiscal puisque l'agent ayant servi d'intermédiaire avec Gallimard était l'avocat genevois de Gary, les droits d'auteur étant versés et imposés en Suisse. Ce fut ensuite une tentative pour tester la vigilance de la critique.
    La 1ère édition des « Têtes de Stéphanies » en mai 1974 ne fut pas un succès de librairie et, pour booster les ventes, Claude Gallimard conseilla à Gary de dévoiler le pot aux roses, aussi devant la perspicacité de certains critiques... C'est ainsi que sortit une seconde édition en juillet 1974, avec une postface rédigée par Gary et un timbre fictif à son effigie sur la couverture. C'est cette édition que vous possédez et avez reproduite sur votre page de blog.
    Si l'on peut nier, comme l'écrivit lui-même Gary dans sa postface, le « besoin de changer d'identité, de se séparer un peu de soi-même », ce livre relève d'abord du canular, de l'humour de potache. En effet, depuis la sortie de ce livre, passé à tort au second plan, comment ne pas voir, ne pas avoir vu que Gary s'est déjà bien amusé, oui, sur le dos de la critique d'abord féminine s'agissant de Gary, en éditant sous pseudonyme un livre dont le titre original anglais jouait sur l'ambiguité du sens du mot « Heads » en argot américain ("to give a head (job) to someone"...) ... Ce n'est d'ailleurs pas le seul double sens trivial auquel il se soit livré...
    Vous comprendrez j'espère, chère Madame, que sur un tel sujet ce commentaire fût formulé anonymement.

    RépondreSupprimer
  3. Merveilleux !
    M. Anonyme, if you are for real (et vous n'avez pas l'air d'un plaisantin), mille et mille mercis pour cette explication circonstanciée.
    Pour une fois que mes appels sont entendus !

    En reprenant mes bouquins, je vois que Myriam Anissimov écrit dans sa biographie : "Les Têtes de Stéphanie n'étaient cependant pas un succès de librairie. Claude Gallimard conseilla alors à Gary de révéler aux médias qu'il était l'auteur de ce livre." L'un de vous deux paraphrase l'autre... Apparemment il y a une lettre de Gary à Robert Gallimard à ce sujet dans les archives de Gallimard...
    Anissimov parle de l'édition chez Collins, mais sans citer le nom de René Deville, raison pour laquelle il ne figure pas dans l'index et je ne m'en souvenais pas. Ce que c'est que la paresse.
    Du même passage de Anissimov il ressort que Gary croyait que Jean-Claude Zylberstein, du Nouvel Observateur, avait découvert l'identité de Shatan Bogat, alors qu'il n'avait fait que soupçonner que le roman n'était pas l'oeuvre d'un débutant...
    Je continue pour ma part à douter de la perspicacité de la critique, comme la suite l'a prouvé et Gary lui-même l'a si bien raconté dans Vie et Mort d'Emile Ajar.
    Merci aussi de confirmer que les deux traducteurs sont tout à fait imaginaires !
    Je me sens mieux. Encore une énigme résolue grâce à "la magie d'internet".
    Il ne me reste plus qu'à trouver la véritable édition originale des Têtes de Stéphanie, chose qui ne doit pas être facile...

    RépondreSupprimer
  4. Suite. J'ai mis moins d'une minute pour trouver et acheter cette édition originale sur un site de vente de livres anciens, grâce à une astuce : en donnant comme mot-clé de recherche à Google "Françoise Lovat". Elle aura au moins servi à quelque chose.
    Je ne l'ai pas encore reçu bien sûr mais sur la photo je ne vois pas l'ombre d'un timbre à l'effigie de Romain Gary sur la couverture.
    J'espère ne pas avoir été trompée sur la marchandise !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mieux vaut tard que jamais... j'ai une question...
      Quid de l'ouvrage cité dans l'ouvrage au chapitre 11 en note de pied de page:"Flames over America" ? Un canular de plus ?

      Supprimer