Il serait de mauvais goût, ou tout au moins malhonnête intellectuellement, de faire l'éloge funèbre de Christopher Hitchens, qui a gagné une bonne partie de sa renommée en insultant les morts. Et surtout les mortes.
Hitchens a d'abord attiré mon attention en 1997, par sa lutte contre l'orgie de bons sentiments provoquée par la mort de Lady Diana Spencer en juillet, puis de Mère Teresa en septembre. En tant que gauchiste britannique émigré aux Etats-Unis, Hitchens était farouchement républicain et anti-monarchiste. Par ailleurs, il avait publié une charge contre Teresa, un livre traduit en français sous le titre anodin Le mythe de Mère Teresa, alors qu'en anglais il est délicieusement intitulé La position du missionnaire.
A la fin de l'année 1997, Hitchens publia un article goguenard dans Vanity Fair, expliquant qu'il n'avait jamais autant travaillé, car tous les médias voulaient organiser une émission spéciale qui sur Lady Di, qui sur Teresa, et cherchant un contradicteur pour animer le débat, ne trouvaient que lui. Il avait donc passé l'été et l'automne à hanter les studios de télévision et de radio, comme avocat du diable professionnel, en quelque sorte. Cette position d'unique contempteur officiel de Teresa, qu'il avait fameusement traitée de "Albanian dwarf", eut des conséquences inattendues.
Quelques années plus tard, Hitchens raconta, de nouveau dans Vanity Fair, qu'il avait été officiellement invité par le nonce apostolique (l'ambassadeur du pape) à témoigner au procès en béatification de Teresa. Dans un article passionnant, Hitch explique qu'un procès en béatification ne s'appelle pas comme cela pour rien, c'est (ou c'était) en effet une procédure contradictoire, durant laquelle l'avocat du Diable était invité à présenter des arguments contre la béatification en question.
Evidemment, Hitchens se rendit à Rome, ravi d'être nommé littéralement Advocatus Diabolicum. L'occasion était d'autant plus unique qu'entre temps Jean-Paul II avait réformé la procédure de béatification pour pouvoir produire des Saints à la pelle (le "Santo Subito" des Italiens) et supprimé la procédure contradictoire, le procès de Teresa étant le dernier à se dérouler selon l'ancien rite.
Entre temps Hitchens s'attaqua aux vivants en descendant en flammes la politique des Clinton (No One Left to Lie to : the Values of the Worst Family), et en s'agitant beaucoup pour demander le procès de Henry Kissinger. Son livre The Trial of Henry Kissinger a inspiré un documentaire en 2002.
Je m'aperçois qu'il n'y a que cinq livres du Hitch traduits en français, pour la plupart par de petits éditeurs. Hitchens, Chomsky, Gore Vidal, les intellectuels de gauche des Etats-Unis n'ont pas la cote en France. Peut-être les Français tiennent-ils ou croient-ils à leur position dominante dans ce domaine ?
Mais il est dangereux de prendre l'habitude d'avoir presque toujours raison contre presque tout le monde. Après le 11 septembre, Hitchens se prononce en faveur de l'intervention en Irak. En fait "se prononce en faveur" est un euphémisme. Dans ses mémoires, Hitch-22, il explique en détails son intense lobbying pour pousser l'administration Bush à la guerre, et confirme à cette occasion que le principal responsable de cette aventure est Paul Wolfowitz.
Les bonnes intentions de Hitchens, son souhait de faire tomber Saddam Hussein pour ses atteintes aux droits de l'homme ne font pas de doutes, au moins dans mon esprit, mais en tant qu'auto-proclamé journaliste spécialiste des conflits, il aurait dû se méfier d'une alliance objective avec les néo-conservateurs les plus enragés de l'administration Bush. Si même Wolfowitz, d'après mes recherches, était probablement sincère dans son aveuglement idéologique, les Cheney et Rumsfeld avaient un autre agenda : celui de partir avec la caisse. La guerre en Irak fut finalement un désastre politique, militaire et financier : de 300 à 500.000 victimes, 3,5 millions de réfugiés, et un coût qui pourrait aux dernières nouvelles s'élever à 4000 milliards de dollars.
Hitchens a refusé jusqu'au bout d'admettre son erreur, et il a continué à défendre la guerre en Irak, tout en critiquant violemment l'administration Bush dans tout le reste de sa politique, et en se défendant de toute ambiguïté, au risque de perdre le bien le plus précieux d'un polémiste, et d'un intellectuel : la cohérence.
Ceci a conduit à des moments embarrassants, comme sa lettre aux parents de l'un de ses jeunes admirateurs tué en Irak en 2007, A Death in the Family. En 2008, peut-être à titre d'expiation ? Par solidarité en tout cas, il se soumet, sous supervision médicale, à la torture dite du waterboarding.
Au cours des années 2000, Hitchens revisite les classiques, George Orwell, Thomas Payne, Thomas Jefferson, peut-être à l'occasion de sa naturalisation étazunienne en 2007.
Parallèlement, il connaît enfin la gloire (éditoriale) en s'attaquant directement au bon dieu plutôt qu'à ses saints, dans god is not Great (noter le choix des majuscules).
Il se permet en septembre 2007 un titre d'une sauvage ironie dans Vanity Fair : Dieu merci, c'est un best-seller !
En réalité ce livre est d'un intérêt relatif pour nous autres Français blasés pour qui la religion chrétienne n'a qu'une existence plutôt théorique. La démonstration point par point que tout ce que raconte la bible est du pipeau ne m'apprend pas grand chose.
En revanche, The Portable Atheist est tout simplement le livre que j'aurais voulu écrire : un recueil d'écrits athées de tous les pays et de toutes les époques, tout-à-fait fascinant. Sa collection est plus portée sur les écrits anglo-saxons que la mienne, évidemment, et j'y ai appris plein de choses, notamment sur l'inquisition.
Toute cette propagande athée a propulsé le Hitch sur le fauteuil de patron de l'athéisme mondial de Richard Dawkins, qui est devenu un sofa (le fauteuil, pas Dawkins). Hitchens est l'un des quatre cavaliers dans le documentaire de 2007 Four Horsemen, avec Dawkins, Daniel Dennett et Sam Harris.
En juin 2010, Hitchens annonce que son médecin lui a conseillé d'entreprendre une chimiothérapie. Comme disait Pierre Desproges, Noël au scanner, Pâques au cimetière. L'inverse est également vrai. Après avoir écrit de nombreux articles sur le cancer, l'hôpital, la mort, l'absence d'enfer ou de paradis, avoir prié tout le monde de ne pas prier pour lui, il est mort le jour de la fin officielle de la guerre en Irak, le 15 décembre 2011.
Hitchens a d'abord attiré mon attention en 1997, par sa lutte contre l'orgie de bons sentiments provoquée par la mort de Lady Diana Spencer en juillet, puis de Mère Teresa en septembre. En tant que gauchiste britannique émigré aux Etats-Unis, Hitchens était farouchement républicain et anti-monarchiste. Par ailleurs, il avait publié une charge contre Teresa, un livre traduit en français sous le titre anodin Le mythe de Mère Teresa, alors qu'en anglais il est délicieusement intitulé La position du missionnaire.
A la fin de l'année 1997, Hitchens publia un article goguenard dans Vanity Fair, expliquant qu'il n'avait jamais autant travaillé, car tous les médias voulaient organiser une émission spéciale qui sur Lady Di, qui sur Teresa, et cherchant un contradicteur pour animer le débat, ne trouvaient que lui. Il avait donc passé l'été et l'automne à hanter les studios de télévision et de radio, comme avocat du diable professionnel, en quelque sorte. Cette position d'unique contempteur officiel de Teresa, qu'il avait fameusement traitée de "Albanian dwarf", eut des conséquences inattendues.
Quelques années plus tard, Hitchens raconta, de nouveau dans Vanity Fair, qu'il avait été officiellement invité par le nonce apostolique (l'ambassadeur du pape) à témoigner au procès en béatification de Teresa. Dans un article passionnant, Hitch explique qu'un procès en béatification ne s'appelle pas comme cela pour rien, c'est (ou c'était) en effet une procédure contradictoire, durant laquelle l'avocat du Diable était invité à présenter des arguments contre la béatification en question.
Evidemment, Hitchens se rendit à Rome, ravi d'être nommé littéralement Advocatus Diabolicum. L'occasion était d'autant plus unique qu'entre temps Jean-Paul II avait réformé la procédure de béatification pour pouvoir produire des Saints à la pelle (le "Santo Subito" des Italiens) et supprimé la procédure contradictoire, le procès de Teresa étant le dernier à se dérouler selon l'ancien rite.
Entre temps Hitchens s'attaqua aux vivants en descendant en flammes la politique des Clinton (No One Left to Lie to : the Values of the Worst Family), et en s'agitant beaucoup pour demander le procès de Henry Kissinger. Son livre The Trial of Henry Kissinger a inspiré un documentaire en 2002.
Je m'aperçois qu'il n'y a que cinq livres du Hitch traduits en français, pour la plupart par de petits éditeurs. Hitchens, Chomsky, Gore Vidal, les intellectuels de gauche des Etats-Unis n'ont pas la cote en France. Peut-être les Français tiennent-ils ou croient-ils à leur position dominante dans ce domaine ?
Mais il est dangereux de prendre l'habitude d'avoir presque toujours raison contre presque tout le monde. Après le 11 septembre, Hitchens se prononce en faveur de l'intervention en Irak. En fait "se prononce en faveur" est un euphémisme. Dans ses mémoires, Hitch-22, il explique en détails son intense lobbying pour pousser l'administration Bush à la guerre, et confirme à cette occasion que le principal responsable de cette aventure est Paul Wolfowitz.
Les bonnes intentions de Hitchens, son souhait de faire tomber Saddam Hussein pour ses atteintes aux droits de l'homme ne font pas de doutes, au moins dans mon esprit, mais en tant qu'auto-proclamé journaliste spécialiste des conflits, il aurait dû se méfier d'une alliance objective avec les néo-conservateurs les plus enragés de l'administration Bush. Si même Wolfowitz, d'après mes recherches, était probablement sincère dans son aveuglement idéologique, les Cheney et Rumsfeld avaient un autre agenda : celui de partir avec la caisse. La guerre en Irak fut finalement un désastre politique, militaire et financier : de 300 à 500.000 victimes, 3,5 millions de réfugiés, et un coût qui pourrait aux dernières nouvelles s'élever à 4000 milliards de dollars.
Hitchens a refusé jusqu'au bout d'admettre son erreur, et il a continué à défendre la guerre en Irak, tout en critiquant violemment l'administration Bush dans tout le reste de sa politique, et en se défendant de toute ambiguïté, au risque de perdre le bien le plus précieux d'un polémiste, et d'un intellectuel : la cohérence.
Ceci a conduit à des moments embarrassants, comme sa lettre aux parents de l'un de ses jeunes admirateurs tué en Irak en 2007, A Death in the Family. En 2008, peut-être à titre d'expiation ? Par solidarité en tout cas, il se soumet, sous supervision médicale, à la torture dite du waterboarding.
Au cours des années 2000, Hitchens revisite les classiques, George Orwell, Thomas Payne, Thomas Jefferson, peut-être à l'occasion de sa naturalisation étazunienne en 2007.
Parallèlement, il connaît enfin la gloire (éditoriale) en s'attaquant directement au bon dieu plutôt qu'à ses saints, dans god is not Great (noter le choix des majuscules).
Il se permet en septembre 2007 un titre d'une sauvage ironie dans Vanity Fair : Dieu merci, c'est un best-seller !
En réalité ce livre est d'un intérêt relatif pour nous autres Français blasés pour qui la religion chrétienne n'a qu'une existence plutôt théorique. La démonstration point par point que tout ce que raconte la bible est du pipeau ne m'apprend pas grand chose.
En revanche, The Portable Atheist est tout simplement le livre que j'aurais voulu écrire : un recueil d'écrits athées de tous les pays et de toutes les époques, tout-à-fait fascinant. Sa collection est plus portée sur les écrits anglo-saxons que la mienne, évidemment, et j'y ai appris plein de choses, notamment sur l'inquisition.
Toute cette propagande athée a propulsé le Hitch sur le fauteuil de patron de l'athéisme mondial de Richard Dawkins, qui est devenu un sofa (le fauteuil, pas Dawkins). Hitchens est l'un des quatre cavaliers dans le documentaire de 2007 Four Horsemen, avec Dawkins, Daniel Dennett et Sam Harris.
En juin 2010, Hitchens annonce que son médecin lui a conseillé d'entreprendre une chimiothérapie. Comme disait Pierre Desproges, Noël au scanner, Pâques au cimetière. L'inverse est également vrai. Après avoir écrit de nombreux articles sur le cancer, l'hôpital, la mort, l'absence d'enfer ou de paradis, avoir prié tout le monde de ne pas prier pour lui, il est mort le jour de la fin officielle de la guerre en Irak, le 15 décembre 2011.